14.10.10 | L’oeuvre de Murakami a été vendue 2,2M€ (1 945 250 £ / 3 079 331$) soit entre trois à cinq fois son estimation
08.10.10 | IL N’AURA PAS FALLU longtemps pour que Versailles profite à Takashi Murakami. De quoi faire hurler et conforter ceux qui pensent que la manifestation culturelle désormais annuelle n’a d’autres finalités que d’augmenter la cote des artistes contemporains qu’on y expose. Ce qui ne peut que se produire, vu le prestige du lieu. Mais moins que ce supplément de gloire dont bénéficie automatiquement l’oeuvre exposée - qu’elle soit moderne ou ancienne se défend Jean-Jacques Aillagon avec raison, bien que dans le dernier cas, l’artiste mort peut difficilement en profiter, ni son réseau d’amis -, le malaise vient plutôt du fait que cette comédie humaine met en scène encore et toujours les mêmes protagonistes, renforçant, si ce n’est un soupçon, au moins une persistante et désagréable impression de connivence. A moins que cela ne dessine, sans que cela soit opposable, les contours d’une élite prescriptrice du « bon goût » qui, à Versailles aujourd’hui comme à toutes les époques, entend le faire partager, en l’occurence plutôt l’imposer au bon peuple. A la manière de la haute société du XIXe qui se pâmant devant l’art académique, pompeux et pompier, en farcit tous les établissements publics ? ou bien des Médicis qui accompagnèrent à la Renaissance les carrières des Michel-Ange, De Vinci et Cellini ? Pour le savoir, rendez-vous dans quelques siècles. Une distribution des rôles redondante relevée cliniquement par le journal Libération à l’occasion de cette nouvelle démonstration d’art contemporain à Versailles [1]. Un système clos, dont la critique, en France, est souvent réservée médiatiquement à la pensée réactionnaire [2], quand en Grande-Bretagne, on trouve un Ben Lewis, critique d’art fashion qui explore avec brio, humour et férocité cette micro-société internationale sans pour autant partir en croisade contre l’Art contemporain tout entier et sans dénier non plus la qualité d’artiste aux Koons, Murakami, et autres Damien Hirst qu’il juge, si ce n’est mauvais, pour le moins surcotés (à voir ici son docu : « L’art s’explose ») [3]. La critique d’une certaine vulgarité ou cynisme qu’on retrouve en écho presque gêné dans un article récent des Inrockuptibles qui, après avoir épuisé la veine des méchants opposants fachos contre le gentil art contemporain, avoue sa non-adhésion au « choix de Murakami, redondant de kitsch, de spectaculaire et d’argent roi » à Versailles bien que le trouvant quelque part à sa place dans ce temple de l’industrie touristique. Marque contre marque se reflétant dans la galerie des Glaces. Bien vu [4].
LES PINAULT, À VERSAILLES COMME CHEZ EUX
Le 14 octobre, à Londres, une vente d’oeuvres modernes et contemporaines aura lieu chez Christie’s, propriété depuis 1998 de l’homme d’affaires et célèbre collectionneur d’art contemporain François Pinault. Rappelons brièvement pour les personnes qui l’ignoreraient encore que ce fan de Murakami a été l’employeur de Jean-Jacques Aillagon qui, après avoir été le conseiller artistique de sa société Artémis, dirigea, à Venise, le Palazzo Grassi propriété du même, fonction que l’ancien ministre de la Culture abandonna pour prendre les rênes en juin 2007 du Château de Versailles [5]. Tout lien professionnel rompu, un an plus tard, on y retrouva François Pinault puisque celui-ci fut le principal prêteur et mécène de la manifestation Jeff Koons Versailles.
Durant ce temps, Madame Maryvonne Pinault siégeait, elle, à la commission des acquisitions tout comme au conseil d’administration de l’établissement public de Versailles en tant que personne qualifiée, passionnée qu’elle est par l’art ancien, collectionneuse (parfois malheureuse) et généreuse donatrice pour moitié en 1999 d’une commode Riesener acquise par le Château près de 11M€... chez Christie’s [6]. Vous suivez ? On ignore depuis quand Madame siègeait au C.A. de Versailles, plausiblement avant l’arrivée de M. Aillagon ce qui était le cas pour sa place à la commission des acquisitions, et si elle y siège encore. Probablement, tout comme elle siège au conseil d’administration de la Société des Amis de Versailles, entre autres cercles ultra select [7].
Normal alors que les époux Pinault comptèrent parmi les invités de marque du vernissage Murakami au château le 12 septembre - pas celui du lendemain organisé par la Galerie Perrotin avec tous ces chevelus ! -, puisqu’à Versailles, on l’aura compris, les Pinault sont un peu chez eux. Monsieur posa pour Gala en compagnie de l’artiste star et du ministre de la Culture Frédéric Mitterrand tandis que M. Aillagon était trop heureux de moucher les Bourbon-Parme, en s’affichant, pour sa part, aux côtés de la princesse Chantal de France. Reste à savoir si M. Pinault ne serait pas l’heureux propriétaire des oeuvres de l’exposition aux prêteurs restés anonymes, peut-être peut-être pas [8].
KAIKAI & KIKI MULTIPLIÉS PAR CINQ
A la vente de la mi-octobre, on retrouvera donc toutes les stars du marché de l’art actuel : Warhol, Basquiat, Damien Hirst... et Murakami représenté par plusieurs pièces (lot 19) dont un ensemble de deux sculptures, « Kaikai & Kiki » datant de 2005, cinquième d’une série dont l’un des exemplaires est exposé actuellement dans le Salon de Vénus du Château de Versailles. Si ce dernier est la propriété de l’artiste, celui mis en vente chez Christie’s appartient à un collectionneur privé à l’identité préservée. La seule chose que l’on sait est qu’il a été acquis à la Galerie Emmanuel Perrotin, à Paris, aujourd’hui partenaire de l’exposition à Versailles. Kaikai & Kiki sont les deux créatures fétiches de l’artiste au point d’être devenues le nom de son entreprise commerciale, la KaiKai Kiki Co., Ltd.. Les deux sculptures mises en vente chez Christie’s sont estimées entre 450 000 et 670 000 euros.
A consulter leur fiche de présentation dans le catalogue Christie’s de la vente (p.98 en ligne), il est incontestable que l’ensemble exposé à Versailles est censé leur apporter une valeur ajoutée. C’en est même l’argument principal. Les quatre pages qui leur sont consacrées s’ouvrent sur une photo du Rabbit de Jeff Koons à Versailles datant de 2008. Puis le texte de présentation, dans l’un de ses paragraphes, explique de manière assez curieuse que si l’esthétique de Takashi Murakami puise une partie de son inspiration dans l’univers de Disney qui a contaminé - « infected » - la culture populaire japonaise, la dimension historique de son travail se révèle à plein dans le cadre de Versailles. Et d’y mentionner la présence de l’oeuvre jumelle :
« As well as taking his aesthetic cue from the Disney-infected world of popular entertainment that is so endemic in contemporary Japan, Murakami’s own art historical roots are as evident in the current exhibition of his works in the Château de Versailles, where he follows in the footsteps of Jeff Koons in being invited to exhibit in those opulent and historic surroundings, as they are in Kaikai Kiki . Indeed Kaikai and Kiki have been placed on guard within the Louis XIV salon at the Château de Versailles in the present exhibition. »
Il est intéressant de noter ici la référence à Disney, totalement absente de la présentation de l’univers de l’artiste par le château qui a préféré mettre en avant sa relation à la culture manga. Plus politiquement correct sans doute et pour ne pas prêter un peu plus le flanc à l’accusation de disneylandisation du domaine, ce qui a le don d’énerver tant M. Aillagon. Mais le lien n’est pas absurde quand Takashi Murakami lui-même, dans une interview accordée à Sean James Rose dans Libération déclarait récemment : « J’ai vu les croquis de Walt Disney au MoMa et ils me parlent plus que les dessins de Picasso ». D’où le titre accrocheur de l’interview : « Murakami : Plutôt Disney que Picasso ».
Plus intéressante encore, l’affirmation d’un effet quasi sacralisateur de Versailles pour l’oeuvre d’un artiste souvent décrite comme superficielle, kitsch, voire vide artistiquement. Associé jusque là aux univers infantilisants façon Disney ou manga, maintenant à Louis XIV et à Versailles, il est certain que Murakami y gagne en puissance et en honorabilité. C’était la même pour Koons. Pour eux, exposer dans l’un des chef-d’oeuvres de l’architecture mondiale leur confère la reconnaissance d’un statut d’artiste parfois contesté, par la simple mise-en-relation physique, juxtaposition, cohabitation, mise à égalité avec les maîtres anciens. La chose paraîtra méritée pour ceux qui croient en leur talent. Pour ceux qui n’y voient qu’imposture, cela ne fera que renforcer la conviction que l’opération versaillaise n’est qu’une supercherie, à même de donner de l’épaisseur à des oeuvres et à des artistes qui n’en ont pas, et par conséquent à augmenter leur cote sur le marché.
VERSAILLES, C’EST BON POUR LE BUSINESS
Autre argument que rejette Jean-Jacques Aillagon au motif que les artistes choisis le sont « dans le top 10 » mondial comme le dirait son collaborateur Laurent Brunner, lequel rajoute avec distinction : « On est à Versailles, donc on ne prend que du premier volet ». Certes, Koons et Murakami n’ont pas attendu Louis XIV ni Aillagon pour asseoir leur notoriété et exploser le plafond du marché de l’art mais une carrière artistique, surtout à leur niveau, n’est pas qu’une éternelle ascension. Loin s’en faut. Il arrive même qu’il y ait d’importants trous d’air. Il n’y a qu’à voir Damien Hirst qui se retrouve aujourd’hui au fond du gouffre.
Murakami est bien placé pour le savoir aussi, lui qui connut une année triomphale en 2008 avec la vente record d’un exemplaire de son « My lonesome cowboy » vendu 15,5 millions de dollars chez Sotheby’s New-York (et non euros comme on l’a lu et entendu ici ou là, soit malgré tout 8,7M€) et pour qui l’année 2009 a été particulièrement mauvaise, pour ne pas dire catastrophique. Le New-York Observer rappelait dernièrement qu’une vente directe de Murakamis, sur le mode de celle de Damien Hirst qui avait fait scandale en septembre 2008 mais lui avait permis d’empocher 110M€, avait été annulé en 2009 chez Sotheby’s faute à la crise, contraignant l’artiste japonais, ou plutôt ici le business man, à licencier une partie du personnel de ses entreprises qui emploient aujourd’hui plus d’une centaines de personnes entre Tokyo, New-York et Los Angeles.
Le site expert Artprice, dans un portait très instructif et des plus édifiants de Takashi Murakami, rappelait il y a quelques jours que l’avisé artiste-homme d’affaires pour qui « la distinction entre l’œuvre d’art et le produit dérivé est annihilée », avait vu ses recettes s’effondrer de 8M€ en juillet 2008 à 3,4M€ en juin 2009. La même année, plusieurs de ses pièces importantes passaient aux enchères sans trouver preneurs [9]. Heureusement qu’il y eut la finalisation d’une commande passée trois ans auparavant par François Pinault : une gigantesque toile de 16 panneaux, « The Emergence of God at the Reversal of Fate » qui trouvera place à La Pointe de la Douane, nouveau centre d’art contemporain du collectionneur à Venise, ensemble qualifié de chef-d’oeuvre autant par Libération que par Les Inrocks. Malgré cette éclaircie, l’année 2009, pour Murakami, ne fut guère brillante. Aussi sa rétrospective à Versailles, en le (re)mettant « sous les feux de la rampe » comme l’écrit Artprice, lui ouvre l’espoir d’une reprise de ses affaires. A voir le calendrier de ses ventes, au moins pour ce mois d’octobre, cela semble bien parti.
Maintenant reste à savoir si la magie Versailles va opérer sur le Murakami mis en vente chez Christie’s Londres le 14 octobre prochain. Le plus étrange restant que cet ensemble n’a jamais été exposé dans le palais de Louis XIV. Mais le simple fait qu’il soit semblable à celui qui l’est, est censé lui apporter une valeur ajoutée - Vu à Versailles - et avoir un effet valorisant sur son prix, ce qui laisse dubitatif. Un scénario semblable s’était déroulé en novembre 2009, avec une pièce de Jeff Koons vendue toujours chez Christie’s mais à New-York, clone d’une oeuvre exposée un an plus tôt à Versailles dans la Chambre de la Reine. Le catalogue allait jusqu’à ne présenter l’objet qu’en situation au Château. Son jumeau, pas celui de la vente. Nous-même nous étions fait avoir. Au final, l’oeuvre avait trouvé preneur pour 5,7M$ (3,8M€), frôlant l’estimation la plus haute de 6M$. Sans casser la baraque donc, mais sans s’effondrer non plus ce qui n’était déjà pas si mal en cette année troublée pour le marché de l’art. On verra ce qu’il en sera pour Murakami. Kaikai & Kiki sauront-ils remplir leur rôle d’anges gardiens ?
[1] « Après Jeff Koons en 2008 et Xavier Veilhan en 2009, voilà donc Takashi Murakami (né en 1962 à Tokyo, au Japon), le troisième artiste soutenu par François Pinault et le second (avec Veilhan) de la galerie Emmanuel Perrotin (Koons travaille, lui, avec la galerie Jérôme et Emmanuelle de Noirmont). » in « Murakami, royal manga » par Henri-François Debailleux, LIBÉRATION | 14.09.10
[2] On l’a encore vu dernièrement avec la pitoyable prestation de Marc-Edouard Nabe sur le plateau de Frédéric Taddéï sur France 3 devant un Jean-Jacques Aillagon pas plus convaincant (heureusement que Nicolas Bourriaud et Laurent Fabius étaient là), ou de manière plus « savante » dans une interview de Luc Ferry par le journal Valeurs Actuelles (analysée ici par André Rouillé de paris-art.com), le plus drôle étant qu’après avoir dézingué l’Art contemporain, Luc Ferry ne trouve rien à redire à Murakami Versailles et à son « ami Aillagon (qui) fait un travail formidable et utile ». Enfin jusqu’au haut-de-gamme avec la vision apocalyptique de Jean Clair dans Le Monde.
[3] Auteur notamment d’un documentaire « L’art s’explose » (Royaume Uni , ZDF, 2008, 90mn) diffusé le 19 novembre 2009 sur Arte (visible ci-dessus). Il a également publié, à l’été 2010, une longue enquête dans Courrier International intitulée « Du rococo à Damien Hirst - »So kitsch« et si narcissique » qui s’interroge sur la qualité esthétique de la production des artistes les plus en vogue de notre temps.
[4] « Murakami à Versailles : le capitalisme mondial dans la cour du roi » par Jean-Max Colard et Claire Moulene, LES INROCKS | 25.09.10.
[5] J.-J. Aillagon, avant de prendre la direction du Palazzo Grassi en avril 2006, occupait la fonction, depuis septembre 2004, de conseiller d’ARTÉMIS pour les « affaires culturelles du groupe au sens large, telles que le mécénat, la fondation... » (selon l’AFP | 01.07.04) avec un contrat de consultant à durée indéterminée (selon LIBÉRATION | 08.07.04). L’expression « Fan de Murakami » est d’Harry Bellet dans sa critique de l’exposition Murakami Versailles, LE MONDE | 15.09.10.
[6] « Bienvenue au Versaillagon » par Morgane Bertrand et Gurvan Le Guellec, TÉLÉ OBS PARIS | 07.11.09 et « La reine éclipsée par son roi à Versailles » par B. de R. , LE FIGARO | 31.03.08.
[7] Maryvonne Pinault siège par ailleurs au Conseil artistique des Musées nationaux et au Cercle Cressent du musée du Louvre.
[8] Les trois oeuvres de Murakami exposées anonymement à Versailles sont « Tongari-Kun » dans le Salon d’Hercule, « Pom & Me » dans le Salon de Diane et « Kawaï - Vacances Summer Vacation in the Kingdom of the Golden » dans la Salle des Gardes du Roi.
[9] « Murakami : The Anime Animus » by Alexandra Peers, THE NEW-YORK OBSERVER | 14.09.10. Lire aussi « Du blizzard sur le marché de l’art » par Vincent Noce, ARTNET | 08.01.09. Sur le nombre des employés de Murakami : « Exclusif : dans les entrailles de la fabrique Murakami » par Judith Benhamou-Huet, LES ÉCHOS | 12.07.10.