07.07.10 | HONTE - En cette année croisée France-Russie, le silence du pays des droits de l’Homme sur cette affaire est assourdissant. Tant du côté des autorités politiques - présidence, Quai d’Orsay et ministère de la Culture -, que de la scène artistique [1]. De grands noms français exposent pourtant là-bas - Jean-Marc Bustamante, Annette Messager, Claude Levêque, Fabrice Hyber... - , à notre connaissance comme si de rien n’était. Frédéric Mitterrand, pour qui la Russie, quand on lit ses discours, se résume à Pouchkine, n’y a jamais fait la moindre allusion quand le président de la République Nicolas Sarkozy n’a pas trouvé mieux que de faire remettre la Légion d’honneur à Zourab Tsereteli, artiste officiel du régime, aux terrifiantes sculptures. Jusqu’à Louis Schweitzer, ancien président de la HALDE, muet, qui se retrouve ici président du Comité d’organisation pour la France [2]. La lâcheté deviendrait-elle la qualité française la plus commune ? Seules des organisations de défense des droits de l’homme comme Amnesty International ont évoqué l’affaire dans l’indifférence quasi générale.
Le 12 juillet, Andreï Erofeev (parfois orthographié Erofeïev) et Youri Samodourov sauront s’ils iront croupir trois ans en prison puisque le procureur du Parquet a requis la peine maximale contre ces deux hommes de culture. Leur crime - officiellement « outrage aux sentiments des croyants, incitation à la haine et insulte à la dignité humaine » -, avoir organisé il y a trois ans, au Centre Sakharov du nom de l’ancien dissident, une exposition d’art contemporain sur le thème de la censure dans l’art, directe et indirecte, due essentiellement à l’emprise de l’Eglise orthodoxe sur la société russe. Au bout de trois semaines, comme de précédentes fois, l’exposition avait subi la haine et les manifestations de militants ultra-nationalistes. Puis les organisateurs avaient été traînés en justice. Le procès aura duré quatorze mois, d’avril 2009 à aujourd’hui. Convoqué toutes les semaines, Erofeev a décrit ainsi ces longs mois : « D’un côté, j’avais une totale liberté d’action, j’écrivais des articles, mais une fois par semaine, j’allais chez les fous » [3].
MOBILISATION DES ARTISTES RUSSES
Une dépêche AFP daté d’aujourd’hui fait savoir qu’une douzaine d’artistes russes ont interpellé vendredi le président Dmitri Medvedev pour mettre fin à ce procès inique qui n’est rien d’autre que le procès de la liberté d’expression et de la création [4].« Nous estimons que ce procès doit être immédiatement arrêté et que les (accusés) doivent être acquittés » écrivent-ils dans une lettre ouverte. « Un verdict de culpabilité pour Erofeev et Samodourov sera un verdict pour l’art russe contemporain tout entier et un pas de plus pour l’instauration d’une censure culturelle » en Russie. Parmi les signataires, on trouve Oscar Rabin le leader des artistes non-conformistes du temps de l’Union soviétique [5].
Cette lettre fait suite à d’autres initiatives similaires émanants de militants russes pour les libertés, comme fin juin, quand ils s’adressèrent à la Haute commissaire de l’ONU aux droits de l’homme Navanethem Pillay : « Nous nous adressons à vous pour attirer l’attention de la communauté internationale sur le procès d’Andreï Erofeev et de Youri Samodourov qui se déroule à Moscou. Le jugement doit être rendu au cours des prochaines journées. C’est le moment d’arrêter la main de la pseudo-justice. Aidez-nous » [6].
L’agence de presse française, l’AFP, rapporte que le porte-parole du patriarcat de l’Eglise Orthodoxe russe Vladimir Viguilianski a lui-même estimé que la peine requise par le Parquet était « démesurée ». « L’exigence du procureur me paraît démesurée (...), injustifiée et peut être même nuisible », a-t-il déclaré sur la radio Echo de Moscou. De son côté, l’agence américaine Associated Press (AP), indiquant que l’Eglise est toujours aussi présente derrière cette affaire, cite un autre de ses porte-paroles, Vsevolod Chaplin, qui a récemment déclaré : « Ils doivent être punis » [7]. Quant au ministre de la Culture russe Alexander Avdeev, il a désapprouvé la procédure judiciaire.
Le mois dernier, Erofeev a présenté, par lettre, ses excuses au Patriarche Kirill au motif que cette exposition avait pu involontairement offenser des croyants, mais continuant de défendre le droit des artistes à traiter de la thématique religieuse dans leur travail. Il a par ailleurs reproché à l’Église sa trop grand proximité avec les milieux nationalistes extrémistes qui sont à l’origine de la plainte en justice. Il a également fait état de menaces de mort reçus en marge de son procès de la part de militants de l’organisation « Assemblée du peuple » au sujet desquelles il a porté plainte, pour l’instant sans effet.
Plusieurs personnalités dénoncent le poids grandissant de l’Eglise orthodoxe dans la société russe. « L’Eglise est devenue un instrument de censure, comme elle l’était à l’époque tsariste (...) elle cherche à contrôler la culture », a déclaré Gleb Yakounine, 76 ans, ancien prêtre et dissident de l’ère soviétique. Leonid Bazhanov, directeur du Centre national d’art contemporain, a déclaré qu’un verdict de culpabilité aurait des conséquences dans le monde de l’art : les artistes étrangers hésiteraient à présenter leurs œuvres en Russie, tandis que les artistes russes continueraient à quitter le pays, comme c’est déjà le cas. Marat Guelman, figure emblématique de la scène artistique russe contemporaine, propriétaire de la galerie la plus célèbre de Moscou, a indiqué que si les deux commissaires étaient reconnus coupables, il monterait une nouvelle exposition d’oeuvres « interdites ». Et la France ?
ARTICLE TRADUIT EN RUSSE
Суд над свободой творчества (« Louvre pour tous », Франция) /
Бернар Аскеноф (Bernard Hasquenoph)
PÉTITIONS
Facebook groupe Année France-Russie In & Off
Pétition pour le respect de la liberté d’expression en Russie et soutien à Andreï Erofeev et Youri Samodourov à notre initiative : cliquez ici
Pétition d’Amnesty International France pour le respect des droits humains en Russie : cliquez ici
[1] 11.07.10 | On nous signale une action de la Mairie de Paris fin 2009. Le groupe du Mouvement républicain et citoyen avait déposé en juin 2009 un vœu relatif à la défense de Iouri Samodourov et Andrei Erofeiev. Puis l’a retiré, le Maire de Paris étant susceptible d’écrire « de manière assez ferme à l’ambassadeur de Russie à Paris » pour dire la solidarité du Conseil de Paris. Nous ignorons la suite de cette démarche.
[2] HALDE = Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.
[3] « On the one hand I had total freedom of action, I wrote articles, but once a week I visited the insane asylum » cité dans « Moscow curators face 3 years in prison » by Khritina Narizhnaya, AP | 07.07.10.
[4] « Procès de l’exposition »Art interdit« : des peintres russes en appellent à Medvedev » AFP | 06.07.10.
[5] Signataires : Ilya and Emilia Kabakov, Oscar Rabin, Oleg Tselkov, Dmitry Plavinsky, Leonid Sokov, Vitaly Komar, Alexander Melamid, Alexander Kosolapov, Grigory Bruskin, Ivan Chuikov, Vladimir Yankilevsky et Eric Bulatov.
[6] « Russie : l’ONU priée d’intervenir en faveur des organisateurs d’une exposition d’art » RIA NOVOSTI | 30.06.10.
[7] « Moscow curators face 3 years in prison » by Khritina Narizhnaya, AP | 07.07.10.