21.01.10 | Lire notre article plus récent sur le sujet « Sainte Russie au Louvre Art subversif au cachot » et tous les autre sur l’Année France-Russie
16.03.2008 | PAR LA VOLONTÉ de nos gouvernements respectifs, 2010 sera l’année de la Russie en France suivant celle de la France en Russie en 2009. Annoncé en juillet, Vladimir Poutine et Nicolas Sarkozy l’ont confirmé lors de leur rencontre, à Moscou, les 9 et 10 octobre dernier. De nombreuses manifestations culturelles sont d’ores et déjà prévues.
En France, l’exposition-phare se déroulera au musée du Louvre, au printemps 2010, autour de l’art de la Russie ancienne, depuis sa christianisation au IXè siècle jusqu’au règne de Pierre le Grand début XVIIIè [2]. Ce qui devrait se limiter à une exposition artistique sur la Russie, selon l’expression, dite éternelle, s’annonce en fait comme un événement majeur de propagande religieuse et politique pour les deux pays.
Si le titre retenu - SAINTE RUSSIE - correspond à une réalité historique digne d’une exposition, son choix, dans le contexte politique actuel, est loin d’être innocent. La presse moscovite ne s’y trompe pas en présentant déjà l’événement, moins comme un parcours artistique que comme devant retracer « l’histoire de la spiritualité russe ». Il faut dire que le Louvre annonce, selon l’Agence de presse officielle RIA Novosti, que la manifestation s’accompagnera de séminaires « destinés à illustrer le développement de la spiritualité russe à l’heure actuelle » quand, il sera question, dans l’exposition, uniquement d’art ancien. De fait, la connotation religieuse affirmée interroge pour une exposition artistique devant se tenir dans les murs du premier musée national d’une République laïque [3].
UNE LAÏCITÉ FOULÉE AUX PIEDS
Début mars 2008, le président du Louvre, Henri Loyrette, se rendait à Moscou, avec une équipe du musée, pour une première visite préparatoire, pressé par les délais relativement courts pour l’organisation d’une manifestation de cette taille. S’il rencontra bien ses homologues moscovites au cours de réunions de travail [4], la visite médiatisée fut réservée à Alexis II, Patriarche de Moscou et de toutes les Russies, équivalent du Pape pour la religion orthodoxe. Rencontre qui prit des allures d’acte d’allégeance public qui ne manqua pas d’étonner certains russes. Sur la radio ECHO DE MOSCOU, considérée comme la plus indépendante du pouvoir, on interrogea Henri Loyrette sur la participation du Patriarche à l’exposition. Pour justifier l’association incongrue d’un musée avec un chef religieux, le directeur du Louvre mit en avant la volonté de mieux appréhender la « vocation initiale » d’oeuvres qui ne seraient sinon que des « objets de musée dans des vitrines »... ce qui revenait à nier la fonction de conservateur ou de commissaire d’exposition dont c’est justement le métier. Des explications peu convaincantes trahissant le diplomate plus que l’homme de musée [5].
L’événement révéla toute sa dimension politique lors de la rencontre effective avec le Patriarche, le 6 mars, en présence de Stanislas de Laboulay, ambassadeur de France en Russie. Alexis II se réjouit par avance de l’événement, « convaincu que cette exposition donnera aux nombreux Français et aux hôtes de Paris la possibilité de découvrir la culture religieuse russe et la tradition spirituelle de l’orthodoxie russe » [6], avant d’ajouter que « la renaissance spirituelle à laquelle on assiste actuellement témoigne que la Sainte Russie ne fait pas partie du passé et qu’elle vit bel et bien aujourd’hui ». Voilà le Louvre oint par le Pape des popes qui utilise une exposition d’art ancien pour délivrer un message plus politique que religieux. Henri Loyrette de préciser, pour sa part, que l’exposition avait été examinée « au plus haut niveau », ce qui indiquerait l’implication dans le projet de la présidence française elle-même [7].
Pas surprenant quand l’on sait que le 3 octobre 2007 - une semaine seulement avant de se rendre en visite officielle à Moscou - Nicolas Sarkozy avait réservé un accueil chaleureux au Patriarche venu en France pour la première fois, invité à Paris de l’Eglise catholique. Reçu à l’Elysée en compagnie du Cardinal Roger Etchegarray, la présidence diffusa dans la foulée un communiqué illustrant la conception perméable de Nicolas Sarkozy au sujet de la séparation de l’Eglise et de l’Etat : « Cette démarche inédite et exceptionnelle est un signe majeur et tangible de la volonté des chrétiens d’Europe de se rapprocher et d’unir leurs efforts, autour des racines chrétiennes de l’Europe, pour construire une société plus humaine dans un monde où les repères s’effacent, les tensions s’accumulent et le sentiment religieux est trop souvent dévoyé pour nourrir la violence. », l’Elysée précisant que le Président avait « relevé l’importance du renouveau spirituel en Russie et le rôle que joue l’Église orthodoxe russe dans la reconstruction de la société russe. ». Question « société plus humaine », en apportant un soutien appuyé à Alexis II, ardent défenseur de la politique de Poutine, la France ne faisait qu’encourager un chef religieux ultra-réactionnaire pour qui le principe de laïcité n’a pas grand sens et qui a des droits de l’Homme une définition toute particulière.
POUR UNE ATMOSPHÈRE MORALE SAINE
Depuis 1990 où il a accédé à la fonction suprême de l’Eglise orthodoxe russe après une ascension fulgurante sous le régime soviétique au point d’être accusé d’avoir été un agent zélé du KGB [8], Alexis II déploie une activité intense pour imposer dans le champ public le fait religieux, avec un bel écho rencontré par le pouvoir en place. Le 25 février dernier, il recevait les compliments de Poutine, encore président pour quelques jours avant de devenir premier Ministre : « Je suis heureux de constater que la coopération entre les administrations d’Etat et le Patriarcat de Moscou se développe activement depuis quelques années, contribuant au règlement de nombreux problèmes qui préoccupent aujourd’hui nos citoyens. Vos efforts inlassables axés sur la formation d’une atmosphère morale saine dans la société et sur le renforcement de la paix civile et du dialogue interconfessionnel dans notre pays méritent le plus profond respect » [9]. Le 2 mars, à Alexis II de renvoyer la balle en appelant la population à remercier Vladimir Poutine « pour avoir servi avec dévouement la Russie pendant huit ans » et, sans nommer explicitement son successeur désigné Medvedev, disait publiquement tout son espoir en la poursuite de sa politique [10]. Mais, s’il prend sans cesse position sur l’actualité politique de son pays - pour l’armée russe en Tchétchénie, contre l’indépendance du Kosovo... - le Patriarche mène surtout une croisade morale des plus acharnées, qui fait passer nos Papes pour des enfants de chœur.
La veille d’être reçu par Nicolas Sarkozy, Alexis II, accueilli par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à Strasbourg, avait tenu un discours très applaudi où il dénonçait la « fracture funeste dans le lien entre les droits de l’homme et la morale », puis développait : « Cela s’observe dans l’apparition d’une nouvelle génération de droits en contradiction avec la morale, de même que dans la justification d’actes amoraux à l’aide des droits de l’homme ». Il plaidait pour une intervention de l’Etat pour « soutenir et encourager une moralité acceptable pour la majorité des citoyens », à travers les médias, le réseau des institutions sociales et publiques ou encore le système éducatif, « en faveur de la promotion des idéaux de moralité liés à la tradition spirituelle et culturelle des peuples européens ».
Il ne faut pas chercher bien loin pour comprendre ce qu’Alexis II peut entendre par « actes amoraux ». Lors de la séance de questions qui suivit, le parlementaire Lord Russell-Johnston l’interrogea au sujet de l’homosexualité. Réponse du Patriarche : « L’Eglise orthodoxe russe éprouve amour et compassion pour le pécheur mais pas pour ses péchés. Tel est l’enseignement moral de la Bible. Le péché, c’est l’adultère, l’infidélité, des relations sexuelles irresponsables et tous les actes qui altèrent la conscience de l’homme (...) Si certains se livrent à une propagande en faveur de l’homosexualité, il est du devoir de l’Eglise de dire où est le Bien car l’homosexualité est une maladie qui modifie la personnalité de l’homme. Ce n’est donc pas l’une de ces pathologies dont on peut parler avec détachement comme de la kleptomanie par exemple », avant de préciser que « ces convictions ne doivent conduire à aucune discrimination » bien sûr [11]. Ce discours ouvertement homophobe, resté sans réaction, va dans le droit fil de la XIIe assemblée conciliaire organisée par l’Eglise orthodoxe qui dénonçait récemment pêle-mêle le trop grand nombre de divorces en Russie, les naissances hors-mariage, l’augmentation des avortements et enfin l’amoralité de l’information dans les médias [12]. Tout ceci donne une idée suffisante du « renouveau spirituel » de la Russie loué par Nicolas Sarkozy, et du rôle bénéfique de l’Eglise orthodoxe « dans la reconstruction de la société russe ». Saine Sainte Russie...
L’ART AU SERVICE DE L’ETAT
Replacée dans son contexte, l’exposition grand public à venir au Louvre, sous couvert d’un hommage à la grande Russie, s’apparente à un cadeau diplomatique de la France à la politique de Poutine et de son successeur. Elle sera du pain béni pour les nouveaux dévots, qui, en exaltant les « racines chrétiennes de l’Europe » rêvent d’imposer un modèle de civilisation où la religion retrouverait une place centrale en dictant nos conduites morales. Les Eglises catholique et orhodoxe, longtemps soeurs ennemies, semblent avoir trouvé là un terrain d’entente idéal [13].
Plus inquiétante est l’instrumentalisation par le pouvoir de l’activité muséographique d’un établissement public - avec l’assentiment de sa direction semble-t-il -, qui indique quelle place la Présidence Sarkozy entend peut-être réserver à la Culture...toute entière au service d’une propagande politique. Si tel était le cas, il faut nous souvenir que l’Histoire, pourtant pas si lointaine, nous enseigne qu’il n’est jamais bon qu’un pouvoir utilise une exposition artistique à des fins idéologiques.
Tandis que le Louvre républicain, au nom de l’Etat français, s’agenouille docilement devant la « Sainte Russie », la Galerie Trétiakov de Moscou, propose, elle, à ses visiteurs, en avant-goût des festivités franco-russes, une exposition sur l’oeuvre d’Henri Toulouse-Lautrec, intitulée « Plaisirs parisiens »... Ouf, on respire.
Depuis la rédaction de notre article, Alexis II est décédé, le 5 décembre 2008.
[1] Cet article a fait l’objet d’une parution, en version courte, dans les pages Rebonds de LIBÉRATION le 27.08.08 sous le titre « Le Louvre oint par le pape des popes ».
[2] La Russie, pour célébrer l’année la France en 2009, organisera une exposition autour des peintres Larionov et Gontcharova, chantres de l’avant-garde russe en exil à Paris dans la première moitié du XXè siècle. Puis, en 2010, une exposition à Moscou présentera les oeuvres graphiques de Marc Chagall. En avant goût des festivités, fin 2008, se déroulera à Moscou une exposition intitulée « Plaisirs parisiens. Oeuvre graphique de Toulouse-Lautrec ».
[3] « Louvre : Sainte Russie, une exposition retraçant l’histoire de la spiritualité russe prévue pour 2010 », RIA Novosti | 06.03.08. Il semble que le Louvre projetait depuis longtemps de mieux faire connaître au public français l’art d’europe oriental si pauvrement représenté dans les collections du musée pourtant à vocation universelle. Fin juillet 2007, son président, Henri Loyrette s’était rendu en mission à Kiev, en Ukraine et non en Russie, pour une exposition au Louvre prévue en 2010 sans qu’on en connaisse la thématique, accompagné de Jannic Durand, conservateur en chef du département des objets d’art du musée et commissaire de l’exposition passée sur l’art arménien chrétien, ARMENIA SACRA. Cette exposition datant de 2007, organisée dans le cadre de l’année de l’Arméne en France, bien que traitant également un thème religieux, ne nous semble pas comparable au projet de l’exposition SAINTE RUSSIE. Pour l’Arménie, il s’agissait de rendre justice à une culture et à un peuple martyrisé. Si certaines conférences associées à l’événement abordaient le christianisme spécifique de l’Arménie, cela restait dans une optique historique et artistique.
[4] Elena Gagarina, directrice du Musée du Kremlin et Zelfira Tregoulova, sa directrice adjointe ; Alexandre Chkourko, directeur du Musée historique et Tamara Igoumnova, sa directrice-adjointe ; Ekaterina Seleznova, adjointe du directeur et conservatrice en chef de la galerie Tretiakov, et Nadejda Bekeneva, chef du département d’art russe ancien.
[5] « Interview d’Henri Loyrette, président du Louvre » Radio ECHO DE MOSCOU | 08.03.08
[6] « Le patriarche Alexis a reçu le président du Musée du Louvre et l’ambassadeur de France en Russie », communiqué de l’Eglise Orthodoxe Russe | 07.03.08.
[7] Dépêche RIA Novosti citée plus haut | 06.03.08.
[8] « En 1950, il est ordonné prêtre et entame une brillante carrière dans l’Eglise orthodoxe, alors sous contrôle soviétique . »A 32 ans il est évêque, et à 36 ans, troisième personnage de l’Eglise soviétique, ce qui n’était pas possible sans collaboration avec le régime« , rappelle l’historien Nikolaï Mitrokhine. Alexis était l’agent »Drozdov« qui a servi le KGB, révèle en 1992 le prêtre Gleb Iakounine, entre-temps excommunié. » J’ai vu de mes yeux une dénonciation écrite par Alexis, confirme l’historien Mitrokhine. Il écrivait qu’il fallait calmer un évêque qui demandait trop de séparation entre l’Eglise et l’Etat.« Une commission interne fut chargée de faire la lumière sur les compromissions de l’Eglise avec le KGB. Elle a parfaitement rempli son rôle : on ne parle plus du passé guébiste du patriarche, surtout depuis qu’un ancien du KGB a été élu président. » in « Alexis II, un patriarche compromis » par Lorraine Millot, LIBÉRATION | 02.10.07
[9] « Poutine félicite Alexis II sur son apport au renforcement de la paix civile en Russie », RIA Novosti | 25.02.08.
[10] « Alexis II appelle les Russes à voter et à »remercier« Vladimir Poutine », AFP | 02.03.08
[11] « Alexis II fustige les homosexuels sous les applaudissements d’une partie du Conseil de l’Europe et le silence des médias » par Alexis Fricker | 04.10.07. En 2006, Alexis II s’était déjà illustré par un discours homophobe particulièrement violent en adressant une lettre ouverte au maire de Moscou pour le féliciter d’avoir interdit la première Gay Pride pour « outrage à la société ». Le remerciant « d’avoir empêché la propagande publique de l’immoralité », sa lettre rappellait que l’Église orthodoxe avait « invariablement soutenu l’institution familiale et condamné les relation non traditionnelles, les voyant comme une déviation perverse de la nature humaine découlant de la volonté de Dieu. », mettant en danger la démographie du pays. Ce climat de haine entretenu envers les homosexuels et lesbiennes russes avaient abouti à de violents heurts le jour du rassemblement où des croyants de l’Eglise orthodoxe s’étaient joints à des groupes néo-fascistes pour agresser la centaine de manifestants, sous l’oeil passif des forces de l’ordre.
[12] « L’Eglise orthodoxe appelle les autorités russes à prendre des mesures contre la crise éthique de la jeunesse », communiqué de l’Eglise ortodoxe russe | 26.02.08
[13] « Alors que les Eglises chrétiennes ont rappelé quelle responsabilité les chrétiens devaient assumer dans l’édification de l’Europe lors de la dernière Assemblée œcuménique européenne de Sibiu, le cardinal Ricard a souligné que si l’on avait raison de parler des racines chrétiennes de l’Europe, il ne fallait pas en parler, seulement en termes historiques ou patrimoniaux, c’est-à-dire en référence au passé. « Il est important de montrer par l’engagement de tous les chrétiens et de toutes les Eglises que ces racines, aujourd’hui, sont sources de vie et peuvent porter beaucoup de fruits » in communiqué de l’Eglise de France lors de la venue d’Alexis II | 03.10.07. Lire également l’interview accordée par Alexis II au Figaro : »Alexis II : ’’Défendons ensemble les valeurs chrétiennes’’, LE FIGARO | 22.10.07