17.04.10 | « En ce qui concerne les Grandes Eaux, elles représentent le chiffre de 58 représentations annuelles et nous n’avons aucunement l’intention à l’avenir d’en augmenter le nombre »... Se voulant rassurant, c’est ce que Pierre Arizzoli-Clémentel, alors directeur général du château de Versailles, écrivait en 2007 à Didier Rykner du site LA TRIBUNE DE L’ART. Ce dernier, dans un article qui avait fait grand bruit - « Versailles ou Versailles-land ? » - s’était inquiété de la multiplication du spectacle des Grandes Eaux, jugeant « déraisonnable » leur nombre compte tenu de l’effet corrosif de l’eau sur les ornements des 32 fontaines et bassins : « De dix annuelles il y a vingt ans, ces dernières sont maintenant une centaine. Le ruissellement et les sels contenus dans l’eau, ainsi que le vandalisme, contribuent à la dégradation de nombreuses sculptures » [1]. Si le directeur du Château depuis parti à la retraite corrigeait le chiffre avancé par D. Rykner, il ne niait pas pour autant la réalité des dégradations imputables aux Grandes Eaux.
Didier Rykner n’inventait rien. En 2006, le magazine GEO consacrait, dans un numéro spécial Versailles, un long article au danger pour la protection du site de l’augmentation exponentielle de ses visiteurs selon l’avis de plusieurs conservateurs dont Alexandre Maral en charge des sculptures (lire ci-dessous), phénomène qui s’est aggravé depuis. Dans un encadré intitulé « Les Grandes Eaux, une féerie corrosive », le problème était évoqué : « Les jets, chargés en sulfate, attaquent le marbre des statues. Erodées par une eau propulsée à pleine puissance, les nymphes du bassin d’Apollon voient leurs mains peu à peu transformées en moignons » écrivait le journaliste Marc Boujnah. Et quel risque pour la structure même des fontaines ? Et pour les statues en plomb ? Aucune réaction du Château alors dirigé par Christine Albanel qui considérait cette polémique parmi d’autres comme entachée de « mauvaise foi et d’agressivité » [2].
Il fallut attendre juillet 2008 pour qu’enfin le groupe endommagé des Bains d’Apollon soit retiré pour être restauré et mis à l’abri à l’intérieur du château puis remplacé dans les jardins par un moulage. Comme le fut dans les années 1980 le groupe sculpté en marbre de Latone et ses enfants du bassin éponyme qui, depuis des années, s’effondrant dangereusement, attend une restauration indispensable et urgente, que l’on dit imminente. Et qu’en est-il du reste ? Curieuse conception de la défense du patrimoine que de remplacer du vrai par du faux quand aux dégradations du temps, on en rajoute d’autres qui, étant de la responsabilité humaine, pourraient être évitées. Et quand, de plus, on fait l’aumône auprès du grand public pour « adopter » bancs et statues (hors fontaines), victimes de l’érosion naturelle et, hélas, parfois d’actes de vandalisme ou d’inconscience [3] !
Car le chiffre déjà très élevé de 58 représentations annuelles avancé par M. Arizzoli-Clémentel était tout simplement inexact et largement sous-évalué. Didier Rykner bien que ne travaillant pas au château était plus près de la réalité puisque le rapport d’activité de l’établissement de 2007 confirme son estimation, parlant d’ « une saison de Grandes Eaux très active » avec « environ 100 manifestations ». Ce chiffre correspondant très exactement à 57 journées de Grandes Eaux musicales (en réalité qu’il faudrait doubler puisque deux mises en eau des fontaines sont effectuées par journée), 6 Grandes Eaux nocturnes + 1 répétition, 6 Fêtes de Versailles sur le bassin de Neptune + 3 répétitions... et 24 Grandes Eaux pour des « soirées privées, tournages et divers ».
LES GRANDES EAUX EN AUGMENTATION CONSTANTE
Même, si l’on se tient uniquement aux Grandes Eaux publiques hors Fêtes du bassin de Neptune et soirées privées, l’affirmation catégorique de Pierre Arizzoli-Clémentel de ne pas aller au-delà de 58 représentations pour ne pas accélérer les dégradations fut démentie dès l’année suivante, alors qu’il était encore en poste, sous la nouvelle présidence de Jean-Jacques Aillagon et de Denis Berthomier, administrateur de l’établissement.
En 2008, la saison des Grandes Eaux - les week-ends d’avril à septembre - fut rallongée d’un mois, en octobre. Puis en 2009, leur nombre augmenta encore, les Grandes Eaux Nocturnes - les samedis soirs de juillet et août - démarrant alors vers le 20 juin. À quoi furent rajoutés les mardis en journée de mi-mai à juin. Ce même scénario a été maintenu en 2010.
En seulement deux ans, on est donc passé de 58 à 82 représentations si l’on prend pour base les seules Grandes Eaux Musicales et Nocturnes, le tout agrémenté d’une augmentation tarifaire de 15 à 25% [4]. Le rapport d’activité 2008 - celui de 2009 n’est pas encore accessible - indique que « la saison des mises en eau s’est densifiée avec 130 manifestations officielles » dont 44 Grandes Eaux pour des soirées privées, soit le double de 2007 ! La tendance, on le voit, quelle que soit la base de calcul, est très nettement à une augmentation massive des mises en eau. Aussi, M. Aillagon peut bien se flatter « d’une fréquentation remarquable » de ces représentations pour 2009 puisqu’il en augmente toujours le nombre [5].
Mais au fait que pense personnellement l’encore président du domaine de Versailles de toutes ces questions ? Y a-t-il eu des études menées sur la nocivité d’une fréquence trop élevée des Grandes Eaux pour la conservation d’un patrimoine auquel il se dit très attaché, ce qui du reste est sa première mission [6] ? On ne le sait pas car, à chaque fois que le sujet lui est soumis, manifestement il l’évite. Sans nier pour autant la réalité du phénomène, de la même façon que son ancien directeur général. Ce qui est pour le moins inquiétant. En septembre 2008, Didier Rykner l’interviewant à un an et demi de sa prise de fonction, lui soumet pourtant directement la question. Pour ne reçevoir aucune réponse. Idem en mai 2009. Dans le mail qu’il nous adresse en réaction à notre tribune « Le Versailles qu’on nous propose » où, à nouveau, nous soulevons la question, il n’en dit mot. Pas plus que dans son argumentaire publié sur le blog monversailles.com où il n’hésite pourtant pas à évoquer les Grandes Eaux... pour faire la promotion de ce spectacle « très apprécié du public ».
En septembre 2006, le magazine GEO sortait un spécial Versailles. On pouvait y lire un article sur les dégradations entraînées par l’afflux toujours grandissant du public. Fait rare, des conservateurs plutôt enclins à la discrétion exprimaient publiquement leurs craintes. La question est toujours d’actualité, même si quelques faits relatés dans cet article ne le sont plus, comme la Chapelle qui est depuis interdite d’accès au public.
[1] Nous ne savons pas de quand date la multiplication du spectacle des Grandes Eaux. D. Rykner cite le chiffre de dix représentations annuelles il y a vingt ans. Dans une brochure de 1933 que nous possédons, éditée par la Société des fêtes versaillaises qui, depuis 1863, organisait les festivités dans les jardins, il est indiqué effectivement une dizaine de représentations annuelles des Grandes Eaux. Qui plus est une fois seulement dans la journée, contrairement à aujourd’hui où deux mises en eau des fontaines sont proposées chaque samedi et dimanche de la saison des Grandes Eaux. De nos jours, les festivités sont organisées par la société Château de Versailles Spectacles, filiale de l’établissement public, sous la responsabilité de Laurent Brunner et présidée par M. Aillagon.
[2] « Les folies de Versailles » par François Dufay, LE POINT | 05.04.07.
[3] Dans son dossier de recherche en mécénat pour faire adopter au grand public des statues afin de les restaurer, le château évoque comme source de dégradation « l’érosion et la légère désagrégation superficielle, dues aux précipitations ». Qu’en est-il donc de celles dues à la fréquence des Grandes Eaux ? D’autres sources d’altération pourraient être tout aussi bien leur être imputées : dilatation liée aux variations thermiques, rouille d’élément en fer, joints ouverts, fissures... C’est peut-être pour cela que le Château ne propose au public aucune adoption d’éléments des bassins et fontaînes.
[4] 2007 : Grandes Eaux Musicales du 5 avril 2007 au 30 septembre (samedis, dimanches + jours fériés sauf le 1er mai), Grandes Eaux Nocturnes du 7 juillet au 18 août (samedis) / 2010 : Grandes Eaux Musicales du 3 avril au 31 octobre (samedis, dimanches + le vendredi 2 avril, le jeudi 13 mai et le mercredi 14 juillet + les mardis du 25 mai au 29 juin), Grandes Eaux Nocturnes du 19 juin au 28 août (samedis)
Grandes Eaux Musicales : 5,50 et 7€ en 2006 / 6 et 8€ en 2010. Grandes Eaux Nocturnes : 15 et 17€ en 2006 / 17 et 21€ en 2010.
[5] « Plus d’un million de visiteurs » en 2009 incluant les Grandes Eaux Musicales, les Grandes Eaux Nocturnes, Jardins et Mardis Musicaux (dont en plus des mardis sans mis en eau) | Conférence de presse de J.-J. Aillagon 2010 / En 2007, 726 087 spectateurs pour les Grandes Eaux Musicales et Nocturnes | Conférence de presse de J.-J. Aillagon 2008
[6] « Notre première priorité est de conserver ce patrimoine, de lui donner de la qualité, de la beauté » J.-J. Aillagon au sujet du mécénat de la société Colas pour les allées du parc du château de Versailles, AFP | 15.04.10.