02.11.2025 l C’EST ASSEZ TROUBLANT. Dans une interview accordée à La Voix du Nord, les soeurs jumelles Christine et Thérèse Lipinski, 56 ans, figures de la scène « goth » des Hauts-de-France et invitées par le Louvre-Lens à créer leur period room dans l’exposition « Gothiques » , indiquent, qu’à l’exception de Limoges, les groupes invités à leur festival musical viennent plutôt de Nancy, Lille, Belgique… « En dessous de Paris, il n’y a pas grand chose », affirment-elles.
Troublant parce que l’exposition qui dresse un panorama du gothique, de l’émergence du style au 12ème siècle jusqu’à ses survivances les plus contemporaines, rappelle justement que les origines géographiques de ce qui fut pour beaucoup un fleurissement de cathédrales, résident en Ile-de-France, d’abord à Saint-Denis sous l’action de l’abbé Suger, pour ensuite se déployer dans la moitié Nord de la France avec une prédilection pour les Hauts-de-France et, enfin, essaimer en Europe du Nord.

Le parcours, épousant opportunément le plan d’une cathédrale, nous entraîne dans une promenade parsemée de merveilles de sculptures, parchemins, vitraux, émaux... Objets plus tard de classification par sous-périodes pour des spécialistes qui, d’un qualificatif presque insultant (gothique, comme barbare en référence aux Goths), en firent un terme évocateur de beauté, d’humanité et d’harmonie.

Pourquoi cette concentration dans le Nord de la France ? Pour le conservateur du Louvre Florian Meunier, commissaire scientifique de l’exposition, cela peut s’expliquer « par la prospérité agricole des diocèses » de Picardie à cette période du Moyen Age. Mais comment expliquer, huit cents ans plus tard, cette adéquation avec un courant musical post-punk né à la fin des années 1970 ?! Peut-être parce que le phénomène moderne est né au Royaume-Uni...

Le qualificatif « gothique » est accolé par la presse anglaise d’abord à des groupes comme Bauhaus et Joy Division, raconte l’érudite Dj Nash dans le catalogue, avant de se muer en un véritable mouvement avec ses rites et ses codes, une « sous-culture esthétique qui associe à la fois un style vestimentaire, une vision artistique et une philosophie particulière ». Un imaginaire fait de noirceur et mélancolie, mysticisme et magie, avec une attirance forte pour la thématique de la mort. L’alphabet gothique est largement utilisé dans ce contexte, comme le montrent quelques tee-shirts de groupes exposés dans le musée.

Pas difficile de faire le lien avec le romantisme anglais dans lequel prend racine cet univers dark, ce moment, que l’expo fait remonter à la fin du 17e siècle, où le Moyen Age commence à être redécouvert, ouvrant de nouvelles modes sur fond nationaliste. Le style gothique, qui devient le symbole de cette si longue période historique, est alors perçu, au 18e siècle, à travers les ruines de châteaux dépeints au clair de lune dans les arts, en peinture et littérature. De là, sans doute, cette inversion paradoxale pointée dans l’exposition. Mouvement architectural originel marqué par la lumière et les couleurs (en premier lieu, des vitraux), le gothique devient synonyme de sombre, se retrouvant associé à la couleur noir !

En France, la traduction de cette redécouverte menée par des érudits et des « antiquaires » apparaît un peu plus tard, explosant au 19e avec le style néogothique qui envahit les arts décoratifs : orfèvrerie avec ce coffret à bijoux de la duchesse de Berry fabriqué à la manufacture de Sèvres en 1829, mobilier avec cet incroyable ensemble conçu pour un médecin par l’ébéniste Maximilien Hiolle en 1865 et, bien sûr, art religieux. Des écrivains emmenés par Chateaubriand, Victor Hugo et Prosper Mérimée sensibilisent l’opinion à la défense du patrimoine, bientôt institutionnalisée. Sur les planches et dans la vie, l’actrice superstar Sarah Bernhardt incarnera bientôt à sa manière cette mode… si théâtrale.

Pourtant, même si l’on s’alarme alors de l’état de nos cathédrales restaurées selon les préceptes reconstituteurs d’Eugène Viollet-le-Duc, Florian Meunier fait remarquer et s’interroge dans le catalogue sur le fait qu’elles ont, malgré tout, traversé le temps sans transformation majeure, à la différence des bâtiments civils comme les châteaux qui ont été constamment adaptés aux nouveaux usages, souvent détruits pour être remplacés. Il suggère plusieurs explications à cela, le souci d’économie déjà, montrant que les changements ont surtout eu lieu à l’intérieur (destruction des jubés, blanchiment des murs, autel “modernisé”), l’enveloppe extérieure remplissant finalement ses fonctions et ancrant la religion dans le passé.

Autre prolongement étonnant, quand le Gothic Revival anglais franchit l’Atlantique pour inspirer les architectes américains dans la construction de gratte-ciels qui rappellent les tours de cathédrales, jusqu’au 20e siècle avec la Tribune Tower élevée à Chicago en 1925. On pourrait citer également les nombreuses demeures et châteaux d’inspiration médiévale que se font construire de riches industriels, tandis qu’en France, on couvre le territoire d’églises néo-gothiques à ne plus savoir qu’en faire, édifices devenus plus ou moins encombrants pour les municipalités d’aujourd’hui, en peine pour les restaurer.

Le gothique ne cesse de se réinventer, ainsi à l’infini. Source inépuisable d’inspiration pour les artistes de tous médias, touchant un public autant érudit que populaire : bande dessinée, cinéma, littérature, jeu vidéo, musique, mode, arts plastiques... Que venons-nous chercher dans cet univers si lointain dans le temps ? Peut-être un peu de nous-mêmes, car cette riche exposition montre à quel point le gothique a forgé notre identité commune et structuré notre imaginaire occidental, premier mouvement artistique vraiment européen ◆ Bernard Hasquenoph

GOTHIQUES
Exposition
#Gothiques
24 septembre 2025 - 26 janvier 2026
Exposition + Musée gratuit : 12 € / 6 € / Gratuités habituelles
Louvre-Lens (62)
www.louvrelens.fr
GOTHIQUES
Catalogue
Sous la direction d’Annabelle Ténèze et Florian Meunier
Editions El Viso, 2025
416 pages
39 €
Conditions de visite :: sur invitation de l’agence Claudine Colin Communication - FINN Partners : train, déjeuner, visite, catalogue.
