23.06.10 | ABONNEMENT ANNUEL - L’arme de guerre n’est ni poignard, ni un bazooka, on est entre gens du monde. C’est une simple carte de plastique, format CB. Le slogan, celui d’un restaurant d’autoroute : « Un an à Versailles en illimité ». A première vue, une bonne idée puisque pour 50€ (45€ en prix de lancement), elle permet un accès libre durant un an « à l’ensemble des espaces du château et du domaine » - soit la valeur de trois visites au Château au tarif actuel de 15€ - y compris les Trianons, les expositions et les Grandes Eaux Musicales. L’ensemble des espaces du château et du domaine ? Formulation inexacte, commercialement mensongère, puisque en sont exclus les espaces accessibles uniquement en visites conférences (petits appartements, Opéra, Chapelle...) alors proposés au tarif réduit.
En vérité, une étrange idée puisqu’elle entre en concurrence directe avec l’adhésion à l’honorable et centenaire Société des Amis de Versailles qui permet pareillement - pour 60€ minimum, 90€ pour un couple - « un accès prioritaire et gratuit » au Château, aux Trianons et aux Grandes Eaux Musicales ainsi que visites, conférences et voyages, et bien d’autres avantages [1]. Un libre accès qui remonte vraisemblablement à 1922, date à laquelle les musées nationaux sont devenus payants, exceptés notamment pour les sociétaires d’amis de musée [2].
La différence notable reste que l’adhésion à la Société des Amis de Versailles assimilée à un don, comme toutes les sociétés d’amis de musée constituées en associations reconnues d’intérêt général, est déductible à hauteur de 66% de l’impôt sur le revenu quand la carte « Un an à Versailles » en tant qu’offre commerciale, ne l’est pas [3]. Après déduction fiscale, l’adhésion aux Amis de Versailles de 60€ revient donc à 20,40€ et 30,60€ pour un couple.
COUP DE COUTEAU DANS LE DOS
Signalée dès février 2010, lors de la conférence annuelle du président de l’établissement comme faisant partie de l’offre tarifaire du domaine, sa promotion n’a commencé, semble-t-il, que très récemment [4]. En mai 2010, plutôt discrètement, par dépliant et par mailing, avant d’apparaître vers la mi-juin sur le site Internet du Château et d’être promotionnée sur sa page Facebook. Si Versailles semble s’intéresser enfin à ses visiteurs réguliers, passionnés ou locaux, il n’en reste pas moins que le prix d’entrée pour le visiteur lambda reste extrêmement élevé - 15€ la visite du Château, 18€ le domaine - faisant de l’établissement public l’un des musées les plus chers au monde, si ce n’est le plus cher. Il faut également souligner le paradoxe de proposer une telle carte quand, dans le même temps, l’établissement continue d’éradiquer tous les dispositions tarifaires favorables aux visiteurs, comme dernièrement la suppression de la réduction applicable pour tous en fin de journée et l’augmentation du tarif des visites commentées passées discrètement de 14,50€ à 16€.
Vis-à-vis de la Société des Amis de Versailles, le lancement de cette carte d’abonnement plus avantageuse que son adhésion simple apparaît sans conteste comme un coup de couteau dans le dos. Créée en 1907 avec le concours de Pierre de Nolhac, conservateur tutélaire du domaine, l’association à but non lucratif a été reconnue d’utilité publique en 1913. La société revendique aujourd’hui 6 000 membres, rassemblant amoureux de Versailles et donateurs, du moins fortuné au plus riche, tous citoyens qui n’ont pas attendu les avantages fiscaux de la loi de 2003 pour faire preuve d’une générosité qui a permis depuis cent ans restaurations et retour au bercail de nombres d’objets, meubles et tableaux dispersés sous la Révolution [5]. Sans compter les heures invisibles de bénévolat à faire connaître les lieux quand ils n’étaient pas encore foulés par des millions de touristes car l’engagement des Amis de musée va bien au-delà du soutien financier. Que serait aujourd’hui le Château de Versailles sans ces membres qui se sont succédés depuis cent ans, avares ni de leur argent ni de leur temps ?
Autant, comme le souligne Anémone Wallet, directrice déléguée de la Société des Amis de Versailles, « le mécénat d’entreprise, que l’on devrait qualifier de parrainage, s’inscrit dans une logique de communication de l’entreprise », autant le don des particuliers relève de la pure philanthropie [6]. En effet qui connaît les noms de ces humbles donateurs quand tous les supports de communication du Château débordent des logos d’entreprises mécènes ? Toutes ces sociétés privées donneraient-elles autant s’il n’y avait ce retour sur investissement qui s’assimile ni plus ni moins qu’à de la publicité ?
POURQUOI UNE AUTRE CARTE ?
Aussi, au regard du passé qui lie l’établissement public à sa société « amie », n’aurait-il pas été logique que cette nouvelle carte d’abonnement soit proposée en partenariat ? Qu’il n’y en ait qu’une. C’est ce que fait d’alleurs le premier musée de France avec sa carte Louvre Jeunes qui entraîne l’adhésion automatique à la Société des Amis du Louvre. Une manière intelligente de revivifier une vieille institution et de ne pas faire concurrence avec sa carte d’adhésion à 60€ qui seule permet un accès libre pour tous au musée parisien durant un an [7]. Le Louvre en fait même la publicité sur son propre site Internet. Dans l’autre sens, l’adhésion à la Société des Amis du Musée national d’art moderne fait bénéficier du laissez-passer du Centre Pompidou quand seule l’adhésion à la Société des Amis du musée Guimet permet le libre accès au musée national des arts asiatiques, même chose au musée national du Moyen-Âge de Cluny. On ne trouve guère que le musée d’Orsay qui, avec sa Carte Blanche annuelle à 44€ existe parallèlement à celle délivrée par sa Société « amie » [8].
Mais, manifestement, pour Versailles, l’administration de M. Aillagon ne l’entend pas ainsi et le lancement de cette carte d’abonnement semble couronner un conflit larvé qui oppose l’ancien ministre de la Culture avec la société « amie ». Conflit qui a résonné jusque sur son propre blog. Le 18 mai 2009, évoquant le prochain départ d’Olivier de Rohan, président phare de la Société depuis 1987, Jean-Jacques Aillagon réglait ses comptes en décrivant les contours d’une association d’amis de musée selon lui idéale :
Visiblement entre le Château et sa société « amie », d’affection, on en manquait cruellement puisqu’en décembre 2009 M. Aillagon récidivait à l’occasion du décès d’Henriette Joël, fondatrice et présidente de la Société des Amis du Musée d’art moderne de la Ville de Paris :
Dès le 18 mai, il attaquait le principe même du « laissez-passer annuel » octroyé par l’adhésion à une société d’amis de musée, système on l’a vu quasi centenaire, reprochant à ces associations d’en tirer la majorité de leurs ressources :
Et Jean-Jacques Aillagon de saluer l’action d’Oliver de Rohan tout en souhaitant que le prochain dirigeant sache gérer l’association « dans un esprit d’efficace service », en clair docilement :
DÉCLARATION DE GUERRE
Depuis plusieurs mois, si ce n’est depuis plusieurs années, une mésentente couvait entre le Château de Versailles et ses amis sociétaires. On en avait parfois des échos dans la presse quand l’un de ses membres osait parler, dénonçant notamment la « marchandisation » progressive du domaine [9].
Mais, à cette époque, il n’y avait pas, semble-t-il, de conflit ouvert entre les dirigeants de l’association et la présidence du Château puisqu’en décembre 2007, Christine Albanel, ayant quitté la présidence de Versailles pour le ministère de la Culture, décorait de la Légion d’Honneur Olivier de Rohan ainsi que plusieurs personnalités de l’American Friends of Versailles, lors d’une chaleureuse cérémonie.
C’est à l’arrivée de M. Aillagon, en juin 2007, qu’il semble que la situation se soit crispée. Notamment avec l’organisation de l’exposition de l’artiste contemporain Jeff Koons au coeur du palais, nombres des amis de Versailles y étant hostiles. Dont Olivier de Rohan qui ne s’en cacha pas. Extrait d’une interview du Figaro :
Une opposition que certains membres jugèrent cependant trop tièdes puisque, les plus virulents d’entre eux, minoritaires, avec en tête le prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme et Arnaud-Aaron Upinsky, n’hésitèrent pas à attaquer individuellement l’exposition en justice, se faisant débouter. Mais après cet échec, ils tentèrent de s’emparer de la Société des Amis de Versailles en présentant une liste dissidente lors de l’Assemblée générale de l’association de juin 2009. Cette réunion houleuse qui vit le bureau sortant se faire conspuer par une partie de l’assistance, accoucha d’un vote pour la première fois sous contrôle d’huissier. On nota l’absence jugée peu courageuse de Jean-Jacques Aillagon et de Pierre Arrizoli-Clémentel, alors directeur général du Château. La liste constestataire qualifiée de « fronde » par M. de Rohan recueillit moins de 10% de voix. Le bureau sortant se fit réélire, la présidence passant à Roland de L’Espée, expert en mobilier et objets d’art à Drouot.
UNE FONCTION DE PORTE-MONNAIE
Une fois libéré de ses fonctions, Olivier de Rohan s’épancha dans la presse, ne cachant pas son amertume et son sentiment de non reconnaissance pour une organisation qui a tant fait pour la gloire du site. En novembre 2009, dans une interview au Figaro, il déclarait : « Les membres d’une société d’amis d’un lieu comme Versailles doivent d’abord le faire aimer et alerter l’opinion de ses besoins. On l’a oublié, mais il n’y a pas si longtemps, Versailles n’avait pas de succès auprès du public, vivait petitement et tristement. Au fil des années, nous avons participé au repérage d’objets et de meubles liés à l’histoire de Versailles, et à des restaurations. Nous avons essayé de convaincre ceux qui pouvaient nous aider par leurs dons, y compris des Américains (...) L’un dans l’autre, nous avons dû, ces dernières années, offrir l’équivalent de deux à trois millions d’euros par an à Versailles, sans qu’il lui coûte rien d’autre que nos efforts pour les obtenir » [11].
Mais, dans la revue L’Oeil, il s’indignait qu’on veuille réduire de plus en plus souvent les particuliers mécènes à la fonction basique de portes-monnaies, leur déniant tout autre droit : « Auparavant, lorsqu’il s’agissait de lever des fonds, on nous répondait que la République n’était pas indigente. Jamais un fonctionnaire n’aurait accepté d’aller tendre la main sur le trottoir. Aujourd’hui, on demande aux mécènes de déposer l’argent au pied de l’autel et de circuler. Mais cela ne se passera jamais comme cela. Les gens qui paient veulent être partie prenante » [12]. En clair, pour parler vulgairement, ce qu’il décrit c’est « Donne et tais-toi ».
Ainsi, la nouvelle carte d’abonnement du Château, louable dans son intention de vouloir fidéliser une partie du public en rendant le domaine plus accessible, en touchant à ses ressources propres se révèle une véritable arme de guerre contre sa société amie. Si on ne désespère pas que les deux institutions puissent retisser des liens pour ne proposer qu’une seule et même carte, ce qui serait le plus intelligent, on en doute tellement s’affrontent ici en réalité deux mentalités. D’un côté un esprit du don fait de désintéressement, de l’autre un toujours plus grand mercantilisme. Car le dispositif proposé par le Château, jusque dans sa formulation empruntée aux grandes chaînes de commerce, révèle un peu plus la marchandisation du domaine public pour qui le visiteur n’est plus qu’un client bon à payer et à se taire.
Et si justement, plus que jamais il était nécessaire, si ce n’est d’ériger des contre-pouvoirs, au moins de cultiver un esprit critique envers nos grandes institutions publiques, y compris culturelles. Après tout, on est en République et plus au temps des rois.
[1] Nous tenons à préciser que nous n’avons aucun lien avec la Société des Amis de Versailles dont nous ne sommes pas adhérent.
[2] Le 18 juillet 1922, lors de l’entrée en application de la loi des finances du 31 décembre 1921 instaurant le droit d’entrée payant dans les musées nationaux, les membres des Société d’Amis de musées continuèrent à bénéficier d’un accès libre si le montant de leur contribution dépassait 25 fois le droit d’entrée, cité dans « Les tarifs de la culture » sous la direction de François Rouet, éd. La documentation française, 2002, p.292.
[3] Réduction fiscale valable pour les foyers fiscaux français uniquement, sur une base de 66 % de réduction d’impôt dans la limite de 20 % des revenus imposables.
[4] Conférence de presse de Jean-Jacques Aillagon, 9 février 2010, p.57.
[5] « Un siècle de mécénat à Versailles » par Jean-Marie Pérouse de Montclos, Olivier de Rohan et Roland de L’Espée, éd. du Regard.
[6] Citée dans le dossier que la revue L’OEIL a consacré en mai dernier aux sociétés d’amis de musée | mai 2010.
[7] Hormis la carte Louvre Professionnels qui s’adresse à des publics spécifiques.
[8] Les modalités d’adhésion à la Société des Amis du musée d’Orsay sont curieuses. Le montant minimum pour un particulier est de 130€ équivalent à une cotisation de 30€ et à un don de 100€. On nous a affirmé qu’il était impossible de souscrire pour la seule cotisation - comment un don peut-il être obligatoire ? - et celle-ci ne serait pas déductible des impôts.
[9] « Les mille et une astuces des musées pour se vendre » par Philippe Pataud Célérier, LE MONDE DIPLOMATIQUE | 02.07 et « Si Albanel m’était contée » par Marie-Dominique Lelièvre, MARIANNE | 30.06.07.
[10] Interview d’Olivier de Rohan par Claire Bommelaer, LE FIGARO | 24.11.09
[11] Interview d’Olivier de Rohan par Claire Bommelaer, LE FIGARO | 24.11.09
[12] Dossier consacré aux sociétés d’amis de musée, L’OEIL | mai 2010.