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Château d’Oiron, le patrimoine fantôme

Bernard Hasquenoph | 8/08/2018 | 21:00 |


Avec l’exposition « Déclassement », le château d’Oiron revisite sa propre collection d’art contemporain “vieille” de 25 ans, interrogeant son statut patrimonial. Visite dans un lieu magique, peuplé de mille présences...

08.08.2018 | SECONDE VISITE AU CHÂTEAU D’OIRON et c’est le même ravissement, le même saisissement, le même sentiment d’étrangeté à la vue de ce château perdu dans la campagne poitevine, comme posé en plein champs. Son nom même, paronyme de la constellation d’Orion, semble nous conduire vers un autre monde. Une étymologie ancienne, fantaisiste et poétique le rattache aux ronds que les oies sauvages formaient, l’hiver dans le ciel, au-dessus de la plaine qu’il domine. A voir les blés ondulant, on se croirait face à un océan. Et son énigmatique devise tirée de l’Enéide, « hic terminus haeret » (Ici est fixé le terme), indique le seuil d’un hypothétique au-delà. Sans être le plus gracieux de la création, une impression d’enchantement et de paix se dégage du site, renforcée par l’appellation originelle de certains espaces du domaine : cabinet des Muses, tour des Ondes… Jusqu’au titre de comte de Caravas porté un temps par ses propriétaires qui aurait inspiré Charles Perrault pour la création du marquis de Carabas dans le conte du Chat botté.

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Territoire de la puissante famille Gouffier dès le 15ème siècle, sa personnalité marquante reste Claude Gouffier, qui, en 1546, obtient la charge de Grand Ecuyer de France. Pour dire l’importance du personnage, deux rois lui rendront visite à Oiron : Henri II et Charles IX. Au château construit par son grand-père, il ajoute une exceptionnelle galerie peinte, longue de 55 mètres, dédiée à François Ier, narrant la guerre de Troie et l’histoire d’Enée. C’est un miracle qu’elle soit parvenue jusqu’à nous. Au 19ème siècle, la galerie transformée en grenier à blé, des spécialistes s’alarmeront de son état très dégradé. « Toutes les fresques de la guerre de Troie sont à peu près effacées » constate l’inspecteur général des monuments historiques Prosper Mérimée en 1840. Il faudra néanmoins attendre plus de cent ans pour qu’elle bénéficie enfin d’une restauration qui durera des années. Les motifs labyrinthiques du carrelage sont aussi extraordinaires, tout comme le plafond aux caissons décorés ultérieurement.

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Galerie peinte, château d’Oiron

Pour sauver le château dans un état de délabrement avancé, l’Etat s’en porta acquéreur en 1941, procédure finalisée en 1943. Il est intéressant de noter que l’achat de ce monument classé en 1923 se fit, faute d’entente à l’amiable, par expropriation, ce que l’autorité publique d’aujourd’hui n’ose plus faire. Sa dernière propriétaire, la vicomtesse d’Oiron, âgée, resta vivre dans les quelques pièces encore habitables du château, avant de décéder en 1946. S’engagèrent alors de grands travaux de restauration, tant extérieur qu’intérieur où le volume des salles avait disparu sous les cloisons et les entresols.

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Château d’Oiron

D’autres rares traces de décor ancien subsistent dans un édifice que l’on découvre extérieurement dans un état datant essentiellement de la fin du 17ème siècle : un escalier central Renaissance épargné par le temps ainsi que des fresques attenantes qui se cachaient sous un un badigeon, des plafonds peints, quelques moulures, un ensemble de carreaux de faïence de Nevers (réunis là en 1906), un opulent et intime cabinet des Muses tout en dorure. A rebours de bien des endroits, le parti retenu a été de ne pas recomposer l’ensemble des décors. Sans aucun meuble non plus, c’est donc un château bien vide que le public, très peu nombreux, traversa durant des décennies. Comment redonner vie au lieu ? s’interrogeaient ses responsables. « Remeubler Oiron apparaît comme une tâche démesurée qui risque de n’aboutir qu’à un médiocre pastiche où la reconstitution finirait par prendre le pas sur l’authentique », résumait, en 2000, Frédéric Didier, l’architecte en chef des monuments historiques alors responsable du château [1]. Déclaration qui ne manque pas de sel au regard de ce que le même produira à Versailles quelques années plus tard.

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Plafond décoré / Cabinet des Muses. Château d’Oiron

La réflexion prend un tournant décisif quand en 1987, le château accueille, de manière très audacieuse pour l’époque, une exposition d’art contemporain intitulée Meltem (il en reste une oeuvre de Lothar Baumgarten). L’expérience se renouvelle, jusqu’à ce que l’idée naisse d’y établir à demeure une collection d’oeuvres commandées à des artistes internationaux spécifiquement pour Oiron. A cette fin, Jean-Hubert Martin, conservateur à la tête du Musée national d’Art moderne du Centre Pompidou, est nommé en 1991 directeur artistique. Il porte le projet, non sans mal : « Une entreprise aussi originale se devait de susciter des obstacles, se souvient-il. Ils ont été nombreux et de tous ordres, comme de bien entendu : obstruction des opposants à l’art contemporain dans le cadre d’un sacro-saint monument ancien, certaines nettement exprimées, d’autres plus bureaucratiques, camouflées derrière la juridiction et les règlements administratifs » [2].

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Lothar Baumgarten, 1987 / Guillaume Bijl, 1995. Château d’Oiron

Son concept est pourtant tout sauf hors-sol, contrairement à bien des associations art contemporain/monument ancien qui se développeront par la suite, le cas de Versailles étant le plus médiatisé, modèle qu’il critiquera d’ailleurs ouvertement. Il entendait également se démarquer du château de Rivoli, en Italie, un des premiers monuments à jouer sur la confrontation des styles en accueillant dès 1984 un musée d’art contemporain. J.-H. Martin lui reprochait d’être trop attendu, «  fondé sur la sélection stéréotypée et consensuelle des musées d’art moderne  ».

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Collégiale Saint-Maurice d’Oiron et son crocodile naturalisé

Avec les artistes sollicités mêlant « vedettes » et « méconnus », il s’immerge dans l’histoire du château d’Oiron, s’intéressant particulièrement à la personnalité de Claude Gouffier. Mécène et homme de Cour, épris de Renaissance italienne, celui-ci vivait dans le luxe, entouré d’oeuvres d’art et d’objets de grande qualité : peintures (plusieurs centaines de portraits dont le sien aujourd’hui au musée du château de Versailles), tapisseries, tissus et meubles précieux, vaisselle d’argent, livres enluminés et même grotte de céramique commandée à Bernard Palissy pour son hôtel parisien (actuel hôtel de Mayenne). Tout a aujourd’hui disparu et été dispersé. Jusqu’au Louvre où l’on retrouve, lui ayant appartenu, le portrait de Jean II le Bon, célèbre pour être le plus ancien portrait royal français connu, et le Saint Jean-Baptiste au désert de Raphaël.

Inspiré par le personnage, l’idée s’impose de faire du château un gigantesque cabinet de curiosités contemporain. Un artiste, Guillaume Bijl, créera d’ailleurs littéralement le cabinet de Claude Gouffier, dans une mise en scène volontairement kitsch. D’autres éléments y invitent comme la présence surréaliste dans la belle collégiale toute proche qui abrite les mausolées des Gouffier vandalisés par les protestants en 1568, d’un crocodile empaillé accroché au mur d’origine inconnue et dont la mâchoire usée, l’est à force d’avoir alimenté des décoctions médicinales.

Curios & Mirabilia, château d'Oiron

En 1993, est inaugurée la collection Curios & Mirabilia, complétée de nouvelles oeuvres en 1996. Le Premier ministre de l’époque, Alain Juppé, en ouverture d’un séminaire inédit dans sa ville de Bordeaux sur la relation patrimoine et art contemporain, parla de révolution : « Fleuron le plus souvent cité de la politique de création de la Direction du patrimoine, menée en étroite collaboration avec la délégation aux arts plastiques, le château d’Oiron a ainsi été l’objet d’une véritable révolution » [3]. Aujourd’hui, la collection compte les productions de plus de 70 artistes, pour l’essentiel des commandes du Fonds national d’art contemporain (FNAC), mais aussi des dépôts, y compris du Fonds régional d’art contemporain de Poitou-Charentes, et des prêts d’artistes. Le tout dans un établissement géré par le Centre des monuments nationaux, ce qui constitue une situation (culturo-administrative) inédite.

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Cyprien Gaillard, 2008. Château d’Oiron

Le lieu est retiré, ce qui fait son charme mais peu accessible (uniquement en voiture) avec une fréquentation correspondante, d’environ 20 000 visiteurs et visiteuses par an. Pour arriver jusqu’au château, le public emprunte une longue allée de gravier clair sans se douter qu’il marche en réalité sur des gravats provenant de la destruction d’une tour HLM de banlieue parisienne, oeuvre de Cyprien Gaillard datant de 2008. C’est la première surprise. A l’intérieur, il déambule, de pièce en pièce - il y en a plus de 30 -, dans un silence quasi total, allant d’étonnement en étonnement. Vingt-cinq ans plus tard, il arrive encore que des personnes, pensant trouver un château meublé à l’ancienne, ressortent en colère ou soient déçues. Ce qui peut se concevoir. Mais si, comme pour une initiation, on dépose ses préjugés au vestiaire, c’est un voyage merveilleux, qui parachève la sensation d’étrangeté liée au lieu. Au point de ne même plus être étonné d’y croiser un robot, Norio (anacyclique d’Oiron), imaginé par Samuel Quenault et Frédéric Henry, agents du château, et réalisé par la société Droïds company, qui permet à des personnes en situation de handicap moteur de découvrir des espaces du château qui leur sont inaccessibles, en le commandant à distance depuis le rez-de-chaussée.

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Sol LeWitt, 1994 / Thomas Grünfeld, 1993. Château d’Oiron

Preuve de l’insertion de la collection Curios & Mirabilia dans le territoire, plusieurs oeuvres ont été imaginées avec ou à partir des habitant.e.s du petit village d’Oiron qui en compte à peine un millier. Dès le vestibule, on est accueillis par une galerie de portraits photographiques d’écoliers d’Oiron parfaitement intégrée dans la boiserie sombre, oeuvre de Christian Boltanski qui, après avoir tâtonné avant de trouver la bonne idée, s’inspira d’une expérience similaire qu’il avait menée en Angleterre. Depuis, les enfants sont devenus des adultes qui reviennent de temps en temps admirer leur “photo de classe”. Même volonté d’impliquer la population avec l’oeuvre exposée au mur de la salle à manger de Raoul Marek qui a imaginé un service de vaisselle décorée du profil et des initiales de 150 habitant.e.s qui, tous les 30 juin, sont invité.e.s à l’utiliser lors d’un dîner. Cet esprit de partage se prolonge lors des expositions temporaires. En 2017, l’artiste Mohamed Bourouissa a poussé le concept très loin en proposant aux habitant.e.s d’accueillir dans leur maison une oeuvre de leur choix… avec le public en visite !

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Christian Boltanski, 1993-2000 / Raoul Marek, 1993. Château d’Oiron

L’exposition du moment intitulée Déclassement propose un retour aux sources. Une sorte de mise en abyme puisque la dizaine de jeunes artistes a été invitée par la commissaire Barbara Sirieix à interroger les propres collections contemporaines d’Oiron. Au bout de 25 ans d’âge, n’ont-elles pas acquis elles-mêmes une valeur patrimoniale ? Certains dispositifs, par leur design ou leur technologie, portent la marque du temps. On pense aux fauteuils massifs, à disposition pour que le public se délasse, de John Armleder, à la Composition Musicale de Gavin Bryars, cercle d’enceintes acoustiques sur pied, ou aux cartels-lutrins de Laurent Joubert. Mais au-delà de ces questions de mode, la collection Curios & Mirabilia constitue et constituera sans doute la photographie d’un moment t, celui de la scène artistique aux alentours de l’an 2000 et, comme l’écrit Barbara Sirieix, « le témoin important d’une certaine époque des institutions culturelles françaises issues de la politique de la décentralisation ». Le seul énoncé des participant.e.s de cette expérience hors-norme sonne comme un générique : de Marina Abramovic à Felice Varini, en passant par Wim Delvoye, Gloria Friedmann, Fabrice Hybert, Ilya Kabakov, On Kawara, Bertrand Lavier, Sol LeWitt, Annette Messager, Giuseppe Penone, Anne et Patrick Poirier, Philippe Ramette, Claude Rutault, Daniel Spoerri…

Déclassement, château d'Oiron

Le processus de patrimonialisation pose « des question liées à l’usure, l’oubli, la perte de sens ou le malentendu » poursuit la commissaire. Aussi, c’est à un travail de prospective poétique et de science fiction que se sont livré les artistes. Plusieurs ont puisé dans les réserves oubliées du château : restes de scénographies passées, essais de restauration, matériaux en surplus, outils, rebuts, bric à brac d’objets... Le duo Mobilier Peint en a conçu un “meuble” imaginaire dans la Chambre du Roi tandis que Jay Tan les a dispersés dans la Salle d’Armes accompagnés de projection de gifs et France Valliccioni enfermés dans des gangues transparentes, comme cristallisés. Aurélien Mole, dont la famille possédait une maison non loin d’Oiron qu’il découvrit adolescent ce qui devait nourrir sa vocation d’artiste, s’est attaché à réinventer les cartels des oeuvres en place, sans aucune véracité et avec dinguerie parfois, ce qui relativise du même coup ce que l’on peut lire de “véridique” dans les musées.

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Le château d’Oiron depuis le jardin conçu par Pascal Cribier

L’américain Tyler Coburn, pour l’une de ses oeuvres, est sorti du château, accrochant au mur un bas-relief en ciment représentant un homme déféquant des pièces d’or. Ce pourrait être une allégorie de la notion de patrimoine (qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on jette ?). Une réplique, plus loin, est posée dans l’herbe et contient un agent chimique permettant de lutter contre la dégradation naturelle et de s’auto-restaurer. “Abandonnée” dans le bosquet du bois Claude, il permet de découvrir cette portion méconnue du parc du château requalifié par Pascal Cribier vers 2005. Un travail incroyable qui joue sur la hauteur de dizaines de tilleuls que le paysagiste déracina pour les replanter à des niveaux différents. Sa fin tragique en 2015 a profondément ému les équipes du château. Pour lui rendre hommage, des cèdres pleureurs ont été plantés à l’arrière du château. Une ombre de plus, bienveillante sans doute, qui plane sur le château d’Oiron.

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Château d’Oiron la nuit

Car le monument compte son lot de fantômes, histoires troublantes que l’on vous conte lors de ces repas d’après-vernissage qui mêlent personnels du château, artistes, villageois.es et invité.e.s. Une silhouette tenant une bougie aurait été aperçue à une fenêtre, dans la nuit, à plusieurs reprises, par des personnes différentes. Le phénomène se serait produit aux portes de l’appartement de Madame de Montespan, ancienne favorite de Louis XIV en disgrâce depuis l’affaire des Poisons, qui vint s’installer à Oiron en 1700 pour y mener une vie faite de prières et de pénitence. Elle fut la dernière grande occupante du domaine. On frissonne, on sourit, puis on oublie. Avant de tomber sur un passage des mémoires de Saint-Simon qui décrit ses dernières années : « Elle était, de plus, tellement tourmentée des affres de la mort, qu’elle payait plusieurs femmes dont l’emploi unique était de la veiller. Elle couchait tous ses rideaux ouverts avec beaucoup de bougies dans sa chambre, ses veilleuses autour d’elle qu’à toutes les fois qu’elle se réveillait elle voulait trouver causant, joliant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement ».

:: Bernard Hasquenoph | 8/08/2018 | 21:00 |

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EN COMPLÉMENT

INFOS PRATIQUES
- Déclassement, exposition du 24 juin-30 septembre 2018
- Artistes : Béatrice Balcou, Hélène Bertin, Tyler Coburn, Mathis Gasser, Mobilier Peint, Aurélien Mole, Jay Tan, Céline Vaché-Olivieri, France Valliccioni / Commissaire : Barbara Sirieix
- Château d’Oiron, 10-12 rue du château, 79100 Oiron
- Tarifs 8 € / Réduit 6,50 € / Gratuités habituelles
- Accessible uniquement en voiture
- Réseaux sociaux : Facebook / Twitter @ChateauOiron / #Declassement
- Infos complètes : www.chateau-oiron.fr

Château d'Oiron & collégiale

Conditions de visite :: 23 juin 2018, sur invitation du Centre des monuments nationaux : transport, visite, dîner.


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NOTES

[1] Le Château d’Oiron et son cabinet de curiosités, collectif, éditions du Patrimoine, 2000, p.116..

[2] Ibid. p.8.

[3] « Histoire des arts, patrimoine et arts contemporains », Académie de Bordeaux, 23-27 octobre 1995.



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