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D’une flèche l’autre, de Saint-Denis à Paris

Bernard Hasquenoph | 8/09/2019 | 17:43 |


Serait-il plus légitime de reconstruire « à l’identique » la flèche de Notre-Dame de Paris disparue en avril dernier dans un incendie que la flèche de la basilique Saint-Denis démontée il y a plus de 150 ans après une tornade ? Question d’actualité où la notion d’authenticité se noie dans le paradoxe.

08.09.2019 | C’EST UN PEU LA REVANCHE d’un architecte oublié, François Debret, cent soixante-treize ans plus tard. Durant tout l’été, le public a pu assister à des démonstrations gratuites de taille de pierre et de forge, au pied de la basilique de Saint-Denis. Organisée par l’association Suivez la flèche, l’opération préfigure le chantier de reconstruction de sa tour nord et de la flèche la surmontant autrefois. Il devrait théoriquement démarrer en 2020 pour une dizaine d’années et un coût de 28 millions d’euros. Cette flèche en pierre, construite au 13ème siècle, culminait à près de 90 mètres de hauteur. Elle conféra longtemps à la basilique Saint-Denis le titre de monument le plus haut d’Ile-de-France, en concurrence avec sa rivale Notre-Dame de Paris dont tout le monde, durant la visite à laquelle je participai, avait en tête la flèche disparue dans l’incendie d’avril dernier. Cette dernière, créée en 1859 en bois recouvert de plomb, était l’oeuvre - ou chef-d’oeuvre - du célèbre Eugène Viollet-le-Duc.

La flèche de Saint-Denis, multiséculaire, connut un sort moins spectaculaire mais tout aussi funeste. En 1837, gravement endommagée par la foudre, elle fut restaurée par Debret, en charge de la basilique depuis de nombreuses années. Fragilisée ensuite par des vents violents, elle reçut le coup de grâce d’une tornade en 1845, ses fissures s’aggravant dangereusement. Pour consolider la base, l’architecte fut contraint de démonter la flèche l’année suivante, entreposant les pierres numérotées à proximité avec l’intention de les remonter. Il n’en aura pas l’occasion, démissionnaire à la suite d’une violente polémique qui profita à Viollet-le-Duc, lequel reprit la charge quelques mois plus tard. Aujourd’hui, Debret, longtemps diabolisé, est réhabilité grâce aux travaux d’historiens de l’art comme Jean-Michel Leniaud, commissaire d’une exposition consacrée à l’architecte et présentée actuellement dans la crypte de la basilique gérée par le Centre des monuments nationaux (CMN). « On lui reprochait de mal connaître l’architecture médiévale, d’introduire des innovations discutables et d’avoir suscité l’effondrement de la flèche nord, y apprend-t-on. Cette exposition voudrait mettre en évidence, au contraire, la richesse de son oeuvre, sa passion pour la couleur, sa rigueur documentaire et la modernité de sa démarche ».

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Démonstration de taille de pierre et de forge, basilique Saint-Denis, juillet 2019

Viollet-le-Duc acheva le démontage de la tour nord. Se consacrant au reste de la basilique où il s’acharna à effacer la trace de son prédécesseur, il ne put mener à terme son projet de rebâtir la flèche en lui donnant une soeur jumelle de pure fiction. C’est la raison pour laquelle, de nos jours, la façade de la basilique Saint-Denis, dissymétrique dès l’origine, le semble plus encore, comme amputée. Par une étrange conjonction du destin, voilà nos deux protagonistes réunis par delà les âges, avec deux flèches en ligne de mire.

« IL FAUT RETROUVER L’ENTHOUSIASME DU MOYEN AGE »
C’est en mars 2013 que la municipalité communiste de Saint-Denis, appuyée par la communauté d’agglomération Plaine Commune, annonça son « souhait de relancer le projet de reconstruction de la flèche de la basilique ». L’idée, qui resurgissait régulièrement depuis le 19ème siècle, avait failli aboutir dans les années 1990 - le choix d’une flèche contemporaine vite ravalé -, avant d’être éclipsé par la création du futur Stade de France [1]. L’idée nouvelle était d’en faire « un chantier pédagogique » sur le modèle de L’Hermione, réplique d’une frégate du 18e siècle alors en construction à Rochefort grâce aux recettes des visites et du mécénat. A l’origine de ce dernier projet à succès, l’écrivain Erik Orsenna, parrain de la nouvelle aventure. « Un tel projet rassemble et crée un élan. Il faut retrouver l’enthousiasme du Moyen Age », s’exclamait-il dans la presse [2]. « Au-delà de la dimension patrimoniale, c’est un projet de territoire qui dynamisera Saint-Denis et rendra fiers les habitants, j’en suis sûr », justifiait le maire, prévoyant un volet social et de formation important autant que touristique. Le but était de redorer l’image d’une ville, très riche historiquement mais victime d’une mauvaise réputation. La basilique, nécropole des rois de France, reste sous-fréquentée, ne dépassant pas 180 000 visites par an (pour la crypte, seule partie payante). Sans oublier le musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, installé dans un ancien monastère de Carmélites.

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Basilique Saint-Denis en 1600 et aujourd’hui

Après quelques années d’atermoiement, le ministère de la Culture donna son accord, progressivement et assorti de conditions, notamment que cela ne coûte rien à l’Etat : pour des études de faisabilité (2016), de principe en demandant des études complémentaires (2017), puis définitif en mars 2018, signant une convention-cadre avec Plaine Commune, Suivez la flèche, le CMN et l’Eglise également de la partie. « Ce qui nous a séduits est l’aspect mobilisateur du chantier pour les Dionysiens, quelles que soient leurs croyances », confiait Mgr Pascal Delannoy, l’évêque de Saint-Denis au journal La Croix, la basilique ayant la particularité d’être aussi cathédrale [3]. La région Ile-de-France présidée par Valérie Pécresse rejoignit aussi l’aventure. Un comité scientifique fut créé avec à sa tête, Philippe Plagnieux, historien de l’art médiéval incontournable sur le sujet, doublé d’un comité de parrainage assez large mêlant personnalités du monde culturel (où l’on retrouve Jean-Michel Leniaud) et politique de tous bords. Comme un fil tendu entre les chantiers de la basilique Saint-Denis et la cathédrale Notre-Dame de Paris, on note, dans le comité, la présence du général Jean-Louis Georgelin, qui sera nommé représentant spécial d’Emmanuel Macron pour la reconstruction de la seconde.

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Expo Debret dans la crypte de la basilique Saint-Denis

Successeur de Debret et Viollet-le-Duc, Jacques Moulin, architecte en chef des monuments historiques (ACMH) en charge de la basilique depuis 2010, était au départ dubitatif, comme il s’en était confié au Pélerin en 2015 : « Je haussais les épaules, il y a tellement d’autres priorités dans ce monument. Et puis, des tas de gens, visiteurs et habitants, m’en ont parlé avec une vraie envie que le projet aboutisse. Aujourd’hui, je suis convaincu de son utilité, d’autant qu’on a encore le tiers des pierres de la flèche et ses plans » [4]. On doute un peu que ce soit une préoccupation majeure des Dyonisien•nes, en tout cas pas de la section socialiste qui en fit un argument d’opposition lors des municipales de 2014. Jacques Moulin ne cache plus désormais son enthousiasme, d’autant qu’il est pleinement engagé dans un autre chantier auto-financé, celui hors normes de Guédelon qui dure depuis 20 ans dans l’Yonne. Construction d’un château fort « comme au Moyen Âge », il en a dessiné les plans. Une aventure entre archéologie expérimentale et attraction touristique, qui remporte un succès phénoménal. Le site de Guédelon est d’ailleurs partenaire de l’aventure de Saint-Denis. Lors de ma visite, le forgeron venait de là-bas.

UNE INITIATIVE QUI DIVISE LE MILIEU DU PATRIMOINE
Seule ombre au tableau, la Commission nationale des monuments historiques, consultée par le ministère de la Culture le 30 janvier 2017, s’était montrée divisée [5]. D’un côté, les partisan•es du projet estimaient que ce serait la réparation d’un accident conjoncturel né d’une querelle d’architectes. « L’aspect actuel de la façade occidentale, énonçait l’inspecteur des patrimoines Régis Martin, ne résulte donc pas des vicissitudes de l’Histoire, mais d’une interruption provisoire de chantier ». Dès lors, pourquoi ne pas l’achever ? De l’autre, ses opposant•es considéraient que la partie manquante constituait le monument même, « témoign[ant] à sa façon des polémiques à l’origine de l’histoire du service des monuments historiques » selon les mots de Caroline Piel, inspectrice des patrimoines, qui ne voyait dans une reconstruction qu’un « coup médiatique ».

Visite par Jacques Moulin (ACMH), 2017 / Passage sur la flèche disparue vers 17.25 © herodote.net

Pourtant, les porteurs du projet possédaient des arguments. Si le démontage date, il est particulièrement bien documenté, réduisant la marge de réinterprétation. « Plus de cent planches illustrées, complétées de nombreuses notes techniques, font de cette tour et de sa flèche un des ouvrages les mieux renseignés en France », plaida Jacques Moulin qui, en outre, fit remarquer que l’emplacement, depuis, était resté vierge de toute « disposition nouvelle » [6]. L’on dispose, par ailleurs, de plus de 300 pierres d’origine (du 12e au 19e siècle au gré des restaurations) qui, si elles ne seront pas réutilisées contrairement à ce qui avait pu être dit au départ, pourront servir de gabarits et fournir de précieuses informations sur le mode de construction : nature de la roche, traces d’outils utilisés comme l’a montré le tailleur de pierre lors de notre visite [7]. Cependant, le représentant de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) d’Ile-de-France tenait à ce que l’on soit précis : « Il convient, au regard du faible nombre de pierres d’origine disponibles, de parler, non de la reconstruction de la flèche, mais de la reconstruction d’une flèche ».

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Pierres d’origine de la flèche / Plans de remontage de Debret

Toujours est-il que rares sont les chantiers de reconstruction patrimoniale à s’appuyer sur autant d’éléments, même si c’est à relativiser estima Caroline Piel, reconnaissant certes une « documentation exceptionnelle » mais incomplète et comportant quelques erreurs. « La haute précision des relevés du XIXe siècle avant démontage convie M.Moulin à un véritable copier-coller à partir des documents d’archives », estimait au contraire Régis Martin. Bien que jugeant « la proposition architecturale du projet (...) cohérente par rapport au monument, travaillée sur la base d’archives précises et justifiable sur le plan scientifique », la DRAC, elle-même, doutait mais de la viabilité économique de l’aventure, rendant incertain l’achèvement du chantier. Ce qui conduisit son représentant « à ne pas pouvoir donner un avis favorable en l’état au projet ». D’où les études complémentaires demandées par le ministère.

Au final, la commission émit un avis défavorable au projet, pas de manière unanime (8 voix contre, 6 pour, 2 abstentions) au motif suivant : « La Commission considère que l’ancienneté de ce démontage, et l’absence de la flèche depuis plus d’un siècle et demi, rendent la reconstruction problématique en termes de respect de l’authenticité et de la matérialité du monument ». Le ministère passa outre, prenant soin de poursuivre les travaux de restauration de la basilique elle-même, personne ne pouvant plus dire que le chantier de la « nouvelle » flèche se ferait au détriment de son entretien [8]. Elle en aura été finalement le moteur comme le prévoyait Jacques Moulin.

DIRE TOUT ET SON CONTRAIRE, DE SAINT-DENIS À PARIS
Les défenseurs du patrimoine aussi étaient divisés. Plusieurs présidents d’association soutiennent le projet depuis le début, faisant partie du comité de parrainage : Olivier de Rohan Chabot (La Sauvegarde de l’Art Français), Yves Dauge (Association des biens français du patrimoine mondial), Philippe Toussaint (Vieilles Maisons Françaises) qui siége par ailleurs à la Commission nationale des monuments historiques [9]. On y trouve également Stéphane Bern qui apporta son « soutien total » au projet en 2016 [10]. Philippe Bélaval, président du CMN, s’y est rallié à contre-coeur, lui qui déclarait au Monde en 2015 : « Si l’on s’engage dans la reconstruction, où seront les limites ? ». Tout en nuançant, prudent, sa position : « Tout donne tort à ce projet sur le plan patrimonial mais, il faut bien reconnaître, que si ce chantier voyait le jour, cela pourrait avoir un effet d’entraînement considérable sur une ville insuffisamment visitée par rapport à sa valeur historique et artistique » [11].

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Crypte de la basilique Saint-Denis et gisants

Dans le camp des contre, l’Observatoire du patrimoine religieux (OPR) considère que c’est « une fausse bonne idée (...) lorsque l’on sait que nombre d’édifices religieux auraient besoin de financement pour être sauvés de la démolition » [12]. Même chose pour l’historien de l’architecture Alexandre Gady, président de Sites & Monuments et membre de la Commission nationale des monuments historiques (absent le jour du vote). « Aujourd’hui, comme au temps de Viollet-le-Duc, on rêve de compléter ou de refaire des monuments anciens, en partie ou en totalité, tout en négligeant d’entretenir les édifices existants. Le cas de la basilique de Saint-Denis est typique de cette maladie du patrimoine », déclarait-il en 2017 à La Croix [13]. En 2013, dans la revue de son association, il s’insurgeait contre la « multiplication des projets de reconstruction à l’identique (de quoi ?) qui prétendent ressusciter des ensembles disparus », n’y voyant que « jeux d’enfant, mais que manipulent de grandes personnes avec beaucoup d’argent - la dernière idée farfelue en date concernant la flèche nord de la basilique de Saint-Denis, abattue sous Louis-Philippe, projet grotesque dans lequel de bons esprits semblent prêts à s’égarer » [14]. Dans Le Monde, il était encore plus cinglant. « Ce serait un mensonge », affirmait-il [15].

« Projet grotesque », la formule lapidaire se retrouve sous la plume de Didier Rykner (La Tribune de l’Art) pour qualifier le projet de Saint-Denis, parmi d’autres du même genre : « opération délirante », « profond mépris du patrimoine », « idée folle », « scandale », « absurdité », « opération de patrimoine-spectacle » [16]… S’il estime aussi que la priorité doit aller à l’existant, c’est surtout chez lui une opposition de principe, comme il le déclara clairement au Figaro : « Je suis contre dépenser de l’argent pour reconstruire une flèche qui n’existe plus. Elle a disparu au XIXe siècle, la rebâtir serait reconstruire un faux. C’est du vandalisme que de vouloir ainsi faire du neuf sur de l’ancien. Ce qui intéresse les partisans de ce projet, ce n’est pas le patrimoine en lui-même, mais la mise en place d’une attraction de style Disneyland. » [17].

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Dans la flèche de Notre-Dame / Statue de Violle-le-Duc en St-Thomas, 02.02.2018

Pourtant, arrivé le drame de Notre-Dame de Paris, le même soutint l’exact opposé concernant la flèche de Viollet-le-Duc, allant jusqu’à parler de « restauration obligatoire » [18]. C’est d’autant plus surprenant que dans les deux cas, il invoque la même Charte de Venise, utilisant, pour Notre-Dame, les arguments que Jacques Moulin y puise pour Saint-Denis [19]. Ce texte, adopté internationalement en 1964, fixe un cadre déontologique à la conservation et à la restauration des monuments et sites historiques. Contrairement à ce que beaucoup laissent croire, cette charte n’a aucun caractère contraignant. Et elle reste assez vague pour que chacun.e l’utilise à sa façon. Comme embarrassé, l’OPR « sans prendre encore « partie » dans le débat de la reconstruction de la flèche et des méthodes de restauration à venir de l’édifice, a pris parti pour le respect de l’oeuvre de Viollet-le-Duc, pour le respect du code du patrimoine et de l’urbanisme, et le respect de la charte de Venise ». Comprenne qui peut.

CHARTE DE VENISE POUR TOU•T•ES
Pour la flèche de Saint-Denis, la Charte de Venise a été abondamment invoquée. Dans une tribune publiée dans Le Monde, les principaux instigateurs de sa reconstruction écrivaient en 2013 : « Toutes les conditions sont donc réunies pour remonter la flèche et la tour à l’identique dans le strict respect de la Charte de Venise de 1964 qui s’élève contre les adjonctions ou reconstructions arbitraires et prescrit de restituer uniquement les bâtiments parfaitement connus » [20]. Lors de la séance de la Commission nationale des monuments historiques, pro et anti s’y référèrent tour à tour, s’accusant de mésinterprétation. « Le projet de remontage sur la flèche de Saint-Denis s’inscrit totalement dans le chapitre consacré aux restaurations et répond à la lettre et à l’esprit de l’article 9 de la charte », rétorque Jacques Moulin à Caroline Piel qui estime que « sur le plan de la doctrine, la charte de Venise inciterait au statu quo et à s’attacher à garder le monument dans l’état où il nous a été légué ».

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Charpente de Notre-Dame de Paris, 02.02.2018

Pour Notre-Dame, des partisan•es d’une reconstruction à l’identique de la flèche de Viollet-le-Duc refusent d’utiliser ce mot, lui préférant celui de restauration. Evidemment, pour mieux coller à la Charte de Venise et éloigner ainsi le spectre d’une flèche contemporaine qui les terrorise, bien que le texte ne l’interdise nullement. C’est sans doute la raison pour laquelle certains avancent même l’argument spécieux que la flèche n’aurait pas totalement disparue, du fait que subsistent les statues que l’on trouvait à sa base - elles furent déposées quelques jours avant l’incendie - ainsi que le coq du sommet retrouvé, cabossé, dans les gravats. Ce ne sont pourtant que des éléments décoratifs, certes importants, mais la flèche, elle, a bel et bien disparu dans les flammes. Et sous les yeux du monde entier. Elle n’existe plus. Une réalité difficile à admettre, jusqu’au déni pour certain•es, étape sans doute nécessaire dans un deuil. Oui, le patrimoine est mortel et il faut s’en accommoder. C’est ce que disait en substance Alexandre Gady à propos de la flèche de Saint-Denis dans une vidéo fimée pour Le Monde fin 2018 (voir plus bas) : « Il faut que les gens s’intéressent à ce qui existe, pas à des chimères. On peut tout reconstruire comme on voudrait ressusciter tous les morts qui étaient formidables ! Moi j’ai très envie de passer un quart d’heure avec Winston Churchill mais il est mort. » [21]. C’était avant l’incendie de Notre-Dame.

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Notre-Dame de Paris le lendemain de l’incendie, 16.04.2019

On peut parler sans conteste de restauration pour les voûtes de la cathédrale dont il faudra remplacer les éléments manquants ou replacer les pierres retrouvées. Mais pour la flèche (comme pour la charpente du toit), si l’on fait le choix de la rendre telle qu’on l’a connue, il faudra bien la reconstruire, la reconstituer à partir des informations dont on dispose. Plus familièrement, la restituer. Avec peu de marge d’erreurs car, tout comme celle de Saint-Denis, elle est très bien documentée. Les historiens Jean-Michel Leniaud et Philippe Plagnieux, en cela, sont cohérents. Soutiens du chantier de Saint-Denis, ils plaident pour une reconstruction à l’identique de la flèche de Notre-Dame de Paris, ne craignant pas d’employer ce mot, ni celui de restitution ou de restauration [22].

DE DEUX FLÈCHES L’UNE, POURQUOI PAS L’AUTRE ?
Pourquoi, effectivement, s’opposer à la reconstruction à l’identique de l’une de ses flèches et pas de l’autre, alors qu’elles sont extrêmement documentées toutes deux, que leur disparition relève d’un accident, que leur environnement est inchangé et que cela semble techniquement possible grâce au savoir des artisans ? Pour la basilique Saint-Denis, la Commission nationale des monuments historiques a rejeté l’idée en raison de l’ancienneté du démontage. Est-ce un argument suffisant ? Par ailleurs, et c’est assez paradoxal, les plus attaché•es à la notion d’authenticité admettent un régime d’exception en certaines circonstances. « On peut comprendre des projets de reconstruction de monuments dans l’émotion suivant de graves dommages. La flèche de l’église Saint-Pierre de Caen, détruite en 1944, a été reconstruite grâce à l’aide financière des Anglais », clamait Alexandre Gady en 2017 [23]. Caroline Piel se positionnait de la même façon, durant la séance de la commission : « Le clocher de Saint-Denis n’a pas été détruit par la guerre, une révolution, un incendie, ou un acte de vandalisme dont il faudrait effacer le traumatisme ».

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Expo Hommage à Notre-Dame, Cité de l’Architecture, Paris

L’émotion, sentiment unanimement partagé devant de tels événements, est-elle pour autant un critère scientifiquement valable ? Il est vrai que, durant les semaines qui ont suivi l’incendie de Notre-Dame, on a pu assister à des réactions irrationnelles, y compris chez les professionnel•les. Comme d’imaginer d’être dépossédé•es du chantier par la loi d’exception, quand leurs propres collègues étaient à l’oeuvre depuis les minutes suivant le drame (les semaines suivantes, déjà choisi•es par dérogation) et que le ministre de la Culture répétait en boucle qu’il ne s’agissait que d’accélérer les procédures administratives, à tort ou à raison. Ou de voir dans l’hypothèse d’une flèche contemporaine une attaque contre Viollet-le-Duc lui-même, un crime presque pire que la destruction par le feu de sa flèche définitivement anéantie.

Et le désir de reconstruction n’est pas forcément automatique. Jacques Attali, par exemple, a exprimé un point de vue assez iconoclaste, disant ne souhaiter aucune flèche de remplacement. On cite souvent l’exemple de la cathédrale de Reims bombardée durant la Première Guerre mondiale puis reconstruite. Mais ce fut après un long débat au cours duquel des voix s’élevèrent pour la laisser en l’état, comme monument martyre [24]. Erik Orsenna, aussi, admet un régime d’exception, l’appliquant à la flèche de Saint-Denis, dans une phrase de 2017 presque prémonitoire : « Elle a été abîmée vers le milieu du XIXe siècle à cause des intempéries et on l’a démontée pour qu’il n’y ait pas de péril. Admettons une seconde que le campanile de la basilique Saint-Marc soit détruit, ou qu’un attentat démolisse Notre-Dame. On les reconstruirait, bien évidemment… » [25].

« Faut-il reconstruire les monuments détruits ? », Le Monde, 26.12.2018

Pourtant, un point de vue réconcilierait tout le monde et conviendrait bien mieux à la reconstruction de ces deux flèches. Il est contenu dans le document de Nara sur l’authenticité élaboré en 1994 par le Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO se voulant « un prolongement conceptuel » de la Charte de Venise. S’éloignant de la seule conception occidentale, il intègre la notion de patrimoine immatériel qui préside à la reconstruction complète et régulière des temples japonais, s’appuyant sur la survivance des savoir-faire et des « sources d’information » écrites ou orales. L’authenticité du bâtiment est d’un autre ordre qu’uniquement matériel. Car, que ce soit pour la flèche de Saint-Denis ou celle de Notre-Dame, que leur disparition soit récente ou plus ancienne, reconstruites, elles n’en seront pas moins des créations contemporaines, des « faux modernes » pour employer le vocabulaire de certain•es. Reste à savoir si le chantier de Notre-Dame ne fera pas de l’ombre à celui de Saint-Denis. C’est loin d’être gagné, l’argent manquant encore pour ce denier. Viollet-le-Duc Vs Debret...


Expositions à voir


LA SPENDEUR RETROUVÉE DE LA BASILIQUE SAINT-DENIS /
FRANÇOIS DEBRET (1777-1850), ARCHITECTE ROMANTIQUE

30 novembre 2018 - 24 novembre 2019
Exposition comprise dans la visite de la crypte
Basilique Cathédrale de Saint-Denis - 1, rue de la Légion d’honneur - 93200 Saint-Denis
www.saint-denis-basilique.fr
A lire : livret de l’exposition à télécharger / La basilique Saint-Denis, Jean-Michel Leniaud avec Philippe Plagnieux, éd. du Patrimoine

HOMMAGE A NOTRE-DAME DE PARIS
À partir du 3 juillet 2019
Histoire de la cathédrale, avec un focus sur la flèche de Viollet-le-Duc, et suivi du chantier
Au sein des collections permanentes (Galerie des moulages)
Cité de l’architecture & du patrimoine - 1, Place du Trocadéro et du 11 Novembre - 75116 Paris
www.citedelarchitecture.fr

:: Bernard Hasquenoph | 8/09/2019 | 17:43 |

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NOTES

[1] Conférence de presse, mairie de Saint-Denis, 01.03.2013.

[2] « La basilique veut retrouver sa flèche », Le Parisien, 02.03.2013.

[3] « La flèche de la basilique de Saint-Denis monte en puissance », La Croix, 13.03.2017.

[4] « Restauration : rebâtir mais jusqu’où ? », Le Pélerin, 11.2015.

[5] Procès-verbal de la séance du 30 janvier 2017 de la Commission nationale des monuments historiques, section Travaux sur les immeubles classés ou inscrits au titre des monuments historiques. La Commission nationale des monuments historiques est devenue depuis la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture.

[6] Ce n’est pas rien quand l’on songe à la restitution de la grille royale du château de Versailles en 2008, qui ne remplissait aucune de ces conditions.

[7] « Un temps, il a été envisagé de les remettre en place, mais l’expérience analogue faite à la Frauenkirche [église Notre-Dame] de Dresde [en Allemagne] est apparue décevante », indiquait Jacques Moulin au Journal des Arts n°475 (mars 2017) au sujet des pierres d’origine de la flèche.

[8] « Ce remontage de la tour et de la flèche nord du monument dionysien irait dans le droit fil d’importants travaux de restauration de la façade ouest et de ses trois portails, terminés en 2015 (4,2 millions d’euros), avant la restauration de la façade (2,5 millions d’euros) et de la rose sud (3,5 millions d’euros) dont le chantier démarre. » in « La basilique de Saint-Denis veut retrouver sa flèche », JDD, 15.01.2017.

[9] Philippe Toussaint, convaincu par les relevés de Debret, justifie ainsi sa position : « La réappropriation de ce patrimoine par les collectivités territoriales est un signe de reconnaissance envers un monument fondamental dans l’histoire de l’architecture gothique », L’oeil des VMF sur le Patrimoine, mars 2017.

[10] « Saint-Denis : la reconstruction de la flèche de la basilique enfin lancée », Le Parisien, 01.07.2016.

[11] « L’expert, le maire et la basilique », Le Monde, 14.03.2015.

[12] « Reconstruire la Flèche de la Basilique de Saint-Denis : une fausse bonne idée », www.patrimoine-religieux.fr, non daté.

[13] « Faut-il reconstruire la flèche de la basilique Saint-Denis  ? La réponse d’Alexandre Gady », La Croix, 14.02.2017.

[14] Sites & Monuments, n°220 - 2013.

[15] ibid, Le Monde, 14.03.2015.

[16] « Nouveau projet de reconstruction à Saint-Denis », La Tribune de l’Art, 01.03.2013 ; « Flèche de Saint-Denis : des pierres neuves et un état qui n’a jamais existé », La Tribune de l’Art, 13.01.2017 ; « Flèche de Saint-Denis : Audrey Azoulay désavouera-t-elle la commission nationale des monuments historiques ? », La Tribune de l’Art, 01.02.2017.

[17] « Le projet (un peu fou) de reconstruire la flèche de la basilique de Saint-Denis », Le Figaro, 10.08.2015.

[18] « Il [Franck Riester] oublie simplement que cette flèche existe encore en partie (les sculptures) et que sa restauration n’est pas du domaine de l’hypothèse, ce qui rend sa restauration obligatoire dans le cadre du code du patrimoine et de la charte de Venise. », in « Notre-Dame : à l’Assemblée Nationale, les godillots en marche », La Tribune de l’Art, 11.05.2019.

[19] SUR LA BASILIQUE SAINT-DENIS : « Ce projet grotesque de reconstruction de la flèche de Saint-Denis, qui violerait la charte de Venise ratifiée par la France... », Didier Rykner, ibid, 01.03.2013 / « L’argument principal qui revient est que ce projet ne respecterait pas la charte internationale de Venise de 1964. Mais cette charte sur la conservation et la restauration du patrimoine dit simplement qu’il faut s’abstenir de toute intervention architecturale quand on ne sait pas ce que l’on fait. Or, l’architecte François Debret nous a laissé plus de 200 dessins de la flèche lorsqu’il l’a démontée en 1846. Nous avons là plus d’informations que sur aucun autre clocher français ! Tout a été noté et numéroté dans les moindres détails. Le mode d’emploi du Lego est sans équivalent. Même les pierres sont stockées et attendent au pied de l’église. Et dans ces cas-là, la charte dit qu’il faut y aller ! », Jacques Moulin in « Basilique de Saint-Denis. Vent favorable pour la flèche » L’Humanité, 12.07.2016.
SUR NOTRE-DAME DE PARIS « Or, rappelons-le encore une fois, la charte de Venise, qui définit les principes de la restauration et que la France a ratifiée (ce qui l’engage), impose certaines contraintes (...) On peut aussi y lire que la restauration « a pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques et historiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques. Elle s’arrête là où commence l’hypothèse ». Et, pour la flèche de Viollet-le-Duc, élément constitutif de la cathédrale depuis plus d’un siècle, les documents authentiques sont légion (on conserve tous les plans de l’architecte), tandis que sa structure et sa forme sont parfaitement connues grâce aux photographies et aux relevés modernes. Il n’y a donc aucune hypothèse à ce sujet », Didier Rykner, « Emmanuel Macron et Notre-Dame : une décision, une ânerie », La Tribune de l’Art, 17.04.2019 / « La restauration de la flèche, qui est un élément constitutif du monument tel qu’il a été classé monument historique (donc tel qu’il doit être restauré), n’est en aucun cas hypothétique. La flèche est parfaitement documentée par les photographies et relevés récents, ainsi que par les plans de Viollet-le-Duc qui sont entièrement conservés. De plus, cette flèche est encore en partie conservée, dans ses parties d’ailleurs qui auraient été les plus difficiles à refaire, à savoir les sculptures de la base et le coq qui la surplombe. », Didier Rykner, « Notre-Dame : ce que dit la charte de Venise (petit cours à l’usage de Franck Riester) », La Tribune de l’Art, 10.05.2019.

[20] « Restaurons la flèche de la basilique de Saint-Denis », Erik Orsenna, Didier Paillard (maire de Saint-Denis), Patrick Braouezec (président de Plaine Commune), Le Monde, 13.09.2013.

[21] « Faut-il reconstruire les monuments détruits ? », Le Monde, 26.12.2018. Vidéo visible à la fin de notre article.

[22] « Notre-Dame : restaurer à l’identique s’impose », Jean-Michel Leniaud, Le Figaro, 25.04.2019 ; « Philippe Plagnieux, historien de l’art : « La précipitation d’Emmanuel Macron sur la restauration de Notre-Dame est inquiétante » », CNews, 29.04.2019.

[23] ibid, La Croix, 14.02.2017.

[24] « La cathédrale de Reims : du 4 septembre 1914 au 10 juillet 1938 : idéologies, controverses et pragmatisme », thèse de doctorat de Yann Harlaut, 2006.

[25] « Érik Orsenna   : « Reconstruire est une manière de faire vivre la République » », La Croix, 14.02.2017.



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« La fonction du musée est de rendre bon, pas de rendre savant. » Serge Chaumier, Altermuséologie, éd. Hermann, 2018
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